Nécropolitique et post-colonialisme : « faire vivre et laisser mourir »

Le terme de nécropolitique, inspiré des analyses de Michel Foucault, a été forgé par le politologue et historien camerounais Achille Mbembe en 2003 dans un article de Public Culture, avant d’être développé dans son ouvrage Necropolitics en 2019 (1). Il désigne la manière dont les pouvoirs contemporains font de la mort un outil de gouvernement, transformant la capacité de donner la mort en un instrument central de la souveraineté.

Pour Mbembe, la nécropolitique traduit la soumission de la vie au pouvoir de la mort : des populations entières se trouvent réduites à une existence spectrale, traitées comme des « morts-vivants ». Ce concept met en lumière le « droit » qu’exercent aujourd’hui les États de décider qui peut vivre et qui doit mourir, dans un ordre mondial où le racisme demeure la matrice du pouvoir. En hiérarchisant la valeur des vies, il légitime la survie des dominants et la disparition silencieuse des autres.

Mais l’œuvre de Mbembe ne s’arrête pas à ce constat tragique. Dans La communauté terrestre (2023), il appelle à réinventer la démocratie à partir d’une éthique du vivant, fondée sur la reconnaissance de notre interdépendance avec la Terre. Cette pensée, qu’il décrit comme la « dernière utopie » de l’humanité, cherche à substituer à la logique de mort un horizon commun de vie partagée.

Biopolitique et post-colonisation

Le concept de biopolitique, élaboré par Michel Foucault à la fin des années 1970, désigne un tournant fondamental dans les formes d’exercice du pouvoir moderne. Il marque le passage d’un pouvoir centré sur la souveraineté — le droit de vie et de mort du prince sur ses sujets — à un pouvoir qui prend pour objet la vie elle-même, dans ses dimensions biologiques, sociales et collectives. Ce glissement, que Foucault décrit notamment dans Il faut défendre la société (1976) et dans le premier volume de L’Histoire de la sexualité (La Volonté de savoir, 1976), transforme la manière dont les institutions gouvernent les populations.

Avant le XVIIIᵉ siècle, le pouvoir souverain se définissait par sa capacité à « faire mourir ou laisser vivre ». La biopolitique inverse ce rapport : elle repose sur la logique de « faire vivre et laisser mourir ». Ce changement traduit une mutation du pouvoir vers ce que Foucault nomme le biopouvoir, c’est-à-dire l’ensemble des mécanismes par lesquels la vie biologique devient un enjeu politique et administratif. Le pouvoir ne s’exerce plus seulement sur des sujets de droit, mais sur des corps, des flux démographiques, des taux de natalité, des niveaux de santé ou de productivité. Il s’agit de gérer la vie en optimisant les populations, en régulant les maladies, en organisant les campagnes de vaccination, en contrôlant la reproduction et en surveillant les conditions de travail.

La biopolitique, pour Foucault, ne se réduit pas à une simple extension du contrôle étatique ; elle est liée à l’émergence du libéralisme comme art de gouverner. Le libéralisme, en cherchant à « laisser faire » les forces économiques et sociales, développe paradoxalement des savoirs et des pratiques d’encadrement toujours plus précis : statistiques, politiques de santé, dispositifs de sécurité. Foucault analyse ainsi la biopolitique comme une rationalité gouvernementale, une manière d’administrer la vie sous couvert de liberté.

Mbembe emprunte ces analyses, mais les décline dans une perspective postcoloniale. Comme l’explique Antonio Pele, Mbembe élargit Foucault grâce à une approche décoloniale (inspirée de Frantz Fanon) : il voit dans la colonisation et le système esclavagiste la matrice première de la nécropolitique moderne. En ce sens, la nécropolitique serait moins une simple généralisation abstraite qu’une extension logique des violences racistes et impérialistes héritées de la colonisation.

Des exemples concrets de nécropolitique

Dans tous les territoires occupés par les puissances coloniales, le colon impose un régime où les natif-ve-s ne sont plus considéré-es comme des sujets de droit, mais comme des corps gouvernables par la violence. Il cite notamment l’Afrique du Sud de l’apartheid, qu’il considère comme un modèle de « gouvernement par la ségrégation et la terreur ». Le système de l’apartheid illustre la logique nécropolitique dans sa structure même : l’espace y est strictement séparé entre zones de vie (réservées aux Blancs) et zones de mort ou de précarité (les bantoustans et les townships). Les populations noires y sont confinées, surveillées, privées de mobilité et exposées à une mort lente – physique, sociale et politique.

Mbembe évoque également le génocide rwandais de 1994 comme une manifestation extrême de la nécropolitique postcoloniale. Il montre comment les logiques de classification raciale et de hiérarchisation des vies ont été internalisées dans les sociétés africaines après l’indépendance. La violence de masse au Rwanda révèle, selon lui, une continuité du pouvoir colonial : l’État et ses agents se réapproprient les instruments de la mort comme mode de gouvernement, au nom d’une purification nationale ou ethnique.

Photo de TIMO

Un autre exemple majeur cité par Mbembe est celui de la Palestine. Il y voit une forme contemporaine d’occupation coloniale où l’État exerce un contrôle total sur les corps, les déplacements et les territoires. Il décrit les territoires palestiniens comme un laboratoire nécropolitique, un espace où la vie est administrée à travers des technologies de surveillance, des barrages, des murs, et des interventions militaires constantes. La vie y est suspendue dans une temporalité indéfinie : ni guerre ouverte ni paix réelle (il écrit cela avant le génocide actuellement en cours et dont le cessez-le-feu actuel semble très relatif…).

Mbembe parle d’un « état d’urgence permanent » dans lequel les Palestiniens vivent littéralement à la merci du pouvoir souverain israélien, lequel peut, à tout moment, donner la mort sans rendre de comptes. Cet exemple illustre la mutation de la guerre en un dispositif de gestion des populations. Comme le souligne la journaliste Rasha Reslan en mai 2025, dans la « gouvernance israélienne » de Gaza, il ne s’agit plus seulement de guerre territoriale, mais bien « de nécropolitique dans sa forme la plus brute : la gouvernance calculée de la mort » (6).

L’Europe fortifiée comme mode d’administration nécropolitique

L’Europe fortifiée produit à ses marges des zones où des milliers de migrant-es – majoritairement originaires d’ex-­colonies d’Afrique et du Moyen-Orient – y perdent la vie en fuyant la guerre et la pauvreté. Ces politiques postcoloniales, articulées à un capitalisme globalisé et débridé, ont contribué à détruire des écosystèmes entiers, à déstabiliser des sociétés et à forcer des millions d’individus à l’exil. Dans cette perspective, la prétendue « invasion migratoire » fantasmée par les conservateur-ices des pays occidentaux, n’est que la conséquence de violences perpétrées au nom des intérêts de ces mêmes puissances…

Des chercheur-euses décrivent aujourd’hui le régime frontalier européen comme un véritable « régime nécropolitique » : les États et agences de l’UE « abandonnent » des embarcations en mer et invisibilisent les naufragé-es (2). Emmanuelle Carton note que le nouveau Pacte européen sur l’asile (2024) a franchi « un nouveau cap vers une logique nécropolitique » : en ciblant prioritairement le contrôle aux frontières, l’UE opère une « sélection brutale » entre les migrant-es « sauvé-es » et ceux « condamné-es » (3). Achille Mbembe l’avait déjà observé : la forme-camp (prison, bidonville, centre de rétention, etc.) sert à « gouverner » les populations indésirables, en les maintenant dans une condition permanente de souffrance.

Photo de Ahmed akacha

Il convient de rappeler qu’au moment de la fondation de l’Union européenne, la majorité de ses États membres demeuraient encore des puissances coloniales (4). La politique migratoire actuelle prolonge cette logique, en déléguant désormais le contrôle des frontières à d’anciens territoires colonisés ou à des régimes autoritaires voisins. L’internement des réfugiés en Libye ou en Turquie en constitue l’illustration : il érige un nouvel archipel de camps, réplique contemporaine des anciennes « colonies pénitentiaires » (5).

Réinventer la démocratie à partir du vivant

Mbembe part du constat que la modernité occidentale a fondé sa puissance sur une séparation brutale entre l’humain et le reste du vivant. Cette coupure, héritée de la pensée cartésienne et renforcée par le capitalisme industriel, a légitimé la domination de la nature, l’exploitation des corps et la hiérarchisation des vies. Elle est, selon lui, à la racine de la crise écologique, du racisme structurel et des inégalités globales.

Pour aller plus loin : L’éco-anxiété n’est pas pathologique, le déni écologique oui

Réinventer la démocratie du vivant revient donc à désanthropocentrer la politique : reconnaître que les humains ne sont qu’une composante du vivant, et que la Terre, en tant qu’« organisme commun », possède une forme de dignité propre. Mbembe parle d’une « communauté terrestre » où humains, animaux, plantes, éléments et technologies participent d’un même tissu d’interdépendance. La démocratie, dès lors, ne saurait être réduite au contrat social entre humains, mais doit s’étendre à l’ensemble du vivant. Dans cette perspective, la démocratie du vivant n’est pas un simple modèle institutionnel, mais une éthique de la cohabitation. Mbembe refuse la logique du contrôle et de la maîtrise — qu’il associe au paradigme colonial — au profit d’une logique du soin, de la réciprocité et de la réparation. Il propose de penser la Terre non plus comme un territoire à exploiter, mais comme un « commun » à habiter.

Photo de Pixabay

Ce projet s’oppose frontalement aux systèmes politiques et économiques actuels, qu’il considère comme des régimes de prédation généralisée. Il s’agit de substituer à la souveraineté violente de l’Homme sur le monde une politique du partage du souffle, c’est-à-dire une reconnaissance de la continuité vitale qui relie tous les êtres. On retrouve ici une dimension presque ontologique de la démocratie : non pas le gouvernement des hommes par eux-mêmes, mais la participation de tous les vivants à la vie commune.

Mbembe inscrit cette réflexion dans une double exigence : décoloniser le monde et écologiser la pensée politique. Il considère que la destruction écologique et les héritages coloniaux procèdent d’un même imaginaire : celui de la séparation et de la hiérarchisation des existences. L’émancipation véritable, pour lui, suppose de rompre avec ce schéma et de reconstruire la politique à partir d’un principe de solidarité terrestre.

Un article proposé par Irène Diesel


Sources et ressources :

(1) https://criticallegalthinking.com/2020/03/02/achille-mbembe-necropolitics/
(2) https://jpia.princeton.edu/node/336#:~:text=regime%20abandons%20border,attempt%20to%20reach%20European%20sovereign
(3) https://www.contretemps.eu/pacte-asile-migration-necropolitique-europeenne/#:~:text=bien%20sombre,pacte%20sur%20la%20migration%20et
(4) https://calenda.org/1273711?lang=en
(5) https://journals.openedition.org/emulations/3449?lang=en#:~:text=large%20sur%20la%20mise%20en,la%20mise%20en%20pratique%20d%E2%80%99un
(6) https://www.chroniquepalestine.com/necropolitique-israelienne-pouvoir-par-meurtre-masse/


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