Ce mois-ci, notre curiosité nous a mené-e-s en Haute-Vienne, au cœur des paysages vallonnés du Limousin, pour une immersion d’une semaine en wwoofing à la Ferme des Sœurs. Là-bas, Auriane nous a fait découvrir les principes subtils de la gemmothérapie, la puissance émancipatrice des jardins-forêts et la richesse de l’agriculture syntropique. On peut qualifier son projet de radical — au sens étymologique du terme, car trop souvent galvaudé dans son usage — où les convictions prennent racine. Il s’ancre dans un territoire rural souvent caricaturé, loin des clichés condescendants ou des fantasmes urbains, mais avec une lucidité politique reliée à l’intime. En tissant des réseaux paysans de solidarité queer et féministes, Auriane façonne, avec d’autres acteur-ices, une micro-société où se réinventent les rythmes, les liens, les manières de faire et d’habiter le monde. Une ferme, une forêt, des bourgeons… et l’esquisse d’un avenir qui résiste à l’assignation des territoires à n’être que des réservoirs de ressources ou des angles morts des politiques publiques au service de la rentabilité.
Photographie de Clémentine Buisson
Intersectionnalité et désinvisibilisation des luttes au-delà des villes
La nécessité impérieuse de désinvisibiliser les paysan-ne-s queer et féministes dans les milieux ruraux ne relève nullement d’une revendication identitaire isolée. Ce ne doit pas non plus être un fantasme de néo-ruraux se heurtant à la perplexité des gens implantés depuis plusieurs générations sur le territoire. Tout cela, Auriane en a bien conscience et l’intègre parfaitement dans son discours qui participe d’un travail de « justice épistémique », pour reprendre les termes de la philosophe Miranda Fricker, visant à reconnaître la parole et les savoirs de groupes historiquement marginalisés. Les paysan-ne-s queer et féministes ne sont pas en marge de la ruralité, iels y ont toujours été présent-es et en sont les acteur-ice-s oublié-e-s, effacé-e-s par un récit dominant patriarcal et hétéronormé.
Dans les campagnes, où les normes de virilité et d’identité de genre peuvent être encore figées, où le mythe du « bon paysan » repose trop souvent sur la figure du propriétaire masculin, blanc et hétérosexuel, les identités queer et féministes apparaissent comme des « anomalies », voire des menaces à l’ordre symbolique rural. Pourtant, leur présence bouscule ces normes et ouvre des brèches vers une agriculture plus inclusive, plus juste, qui repense les rapports à la terre, au soin, et au collectif.

La nécessité d’afficher ouvertement ses engagements et ses appartenances n’est pas une lubie pour Auriane mais un plaidoyer pour une réappropriation des territoires par celles et ceux qui les cultivent déjà, depuis toujours. Le féminisme rural, tel que défendu par la chercheuse Silvia Federici, notamment dans Le capitalisme patriarcal, met en lumière le lien entre l’appropriation des terres et l’appropriation des corps, en particulier ceux des femmes et des personnes racisées.
Pour aller plus loin : Peut-on être écolo et de droite ?
Désinvisibiliser, c’est donc permettre à la ruralité de sortir de l’image figée dans laquelle on l’enferme – réac, blanche, viriliste – pour la reconnaître comme un espace vivant, traversé d’espoir et de possibles, où s’inventent chaque jour des formes d’existence et de pensées fertiles. Il y a là une écologie politique puissante, qui engage le corps, le désir et la terre dans une lutte commune reliant les différentes formes d’exploitation et de domination, en marge de l’agro-industrie, nuisible à l’ensemble de vivant.
La gemmothérapie comme écologie relationnelle
La gemmothérapie est une branche de la phytothérapie qui utilise les tissus embryonnaires des plantes (bourgeons, jeunes pousses, radicelles), riches en principes actifs, pour stimuler les capacités d’auto-régénération de l’organisme. Là où l’Occident moderne a séparé le sujet humain de la nature, d’autres cosmologies voient les plantes, les arbres, les animaux comme des alter-égaux, porteurs d’intentionnalité, dignes de respect. La gemmothérapie, dans son expression la plus respectueuse, s’aligne davantage sur ces ontologies relationnelles que sur la pensée biomédicale moderne, en redonnant au végétal de puissance d’agir et de soigner qui n’est pas réductible à ses seuls principes actifs.

Il y a là un enjeu politique et écologique majeur : penser le soin non comme une consommation (acheter un médicament, un traitement, une solution), mais comme un lien — un engagement réciproque dans une relation éthique avec le vivant. Ce que propose Auriane dans sa pratique, c’est une forme de décroissance du soin, pour reprendre les termes d’Ivan Illich dans Némésis Médicale, permettant de bifurquer de la pharmacologie classique (sans pour autant la renier). Se soigner par les bourgeons, dans un jardin-forêt, c’est se réinscrire dans un tissu de dépendances mutuelles, où l’humain cesse d’être un prédateur pour devenir un hôte parmi d’autres.
La lenteur comme force émancipatrice
Auriane a également fait le choix de ne pas utiliser de véhicules à moteur thermique. Faire de la cueillette à vélo ou aller vendre sur les marchés sans camion ne relève pas seulement d’un choix logistique ou écologique : c’est un choix qui questionne le rapport au territoire et à la temporalité. Il engage une rupture avec les logiques d’accélération propres à la modernité capitaliste, et ouvre un champ d’expériences où le local redevient signifiant, habitable, et habité. Il n’est plus une zone de passage ou de transition que l’on regarde à travers la fenêtre du TGV. Dans un monde rural où la voiture est souvent érigée en nécessité vitale (et on peut le comprendre bien entendu), travailler la terre à vélo relève d’un effort manifeste, mais aussi d’un positionnement éthique face à la vitesse et à la fragmentation du tissu social.

On en parle régulièrement dans nos articles, le sociologue allemand Hartmut Rosa a consacré une œuvre majeure à la critique de l’accélération sociale, cette tendance structurelle des sociétés modernes à intensifier en permanence la vitesse de communication, de production et de déplacement, sous peine de déclassement ou d’isolement. L’automobile y est une incarnation concrète de cette exigence : elle permet d’habiter loin, de travailler loin, de consommer vite. Le vélo, à l’inverse, ralentit volontairement le rythme, inscrit chaque geste, chaque déplacement dans un temps vécu, un effort, une friction avec le paysage et introduit une temporalité autre, plus dense, plus attentive, où l’on s’engage, en corps, en souffle, en fatigue. Là où la voiture impose des infrastructures, des distances normées, des trajets utilitaires, le vélo recompose des proximités choisies, des haltes impromptues, des rencontres.
Un projet de ferme collaborative et militante à venir ?
Si Auriane est pour l’instant seule propriétaire de sa ferme (mais entourée d’ami-es et de bénévoles), elle espère un jour créer une communauté conviviale autour de ce projet. Il n’a rien d’utopique au sens où il serait hors sol (contrairement aux politiques écocidaires menées partout à travers le monde qui semblent ignorer les principes mêmes du réel) : il s’ancre dans une praxis politique fondée sur la solidarité, l’autonomie partagée, le refus des normes hétéronormées et productivistes, et une attention éthique à l’ensemble du vivant.
Le collectif n’est pas un simple arrangement fonctionnel ; il devient un espace écosystémique, où chacun-e peut prospérer autrement, non par accumulation de biens ou d’influence, mais par croissance intérieure, lente, organique. La métaphore végétale, peut-être facile, reste profondément signifiante : l’arbre ne se développe pas seul, mais en symbiose avec un réseau souterrain de mycorhizes, de micro-organismes, de cycles de l’eau et de la lumière. Il pousse à son rythme, s’adapte, résiste, accueille. Il incarne une forme d’expansion non conquérante, une puissance enracinée et sensible. C’est précisément ce que pourraient devenir ces collectifs à l’avenir : des forêts de subjectivités dissidentes, enracinées dans le réel, mais interconnectées dans une multiplicité de relations et permettant d’irriguer toute la société par leur créativité et leur capacité à proposer des alternatives concrètes et durables dans le temps.
Un reportage proposé par Corpus
Pour en savoir plus : lafermedessoeurs.fr
Sources et Ressources :
Féministes des champs : du retour à la terre à l’écologie queer, Constance Rimlinger, 2024
Re-enchanting the World: Feminism and the Politics of the Commons, Silvia Federici, 2018
Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Miranda Fricker, 2007
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Une réflexion sur “La Ferme des Sœurs : Paysannerie Queer et Féministe”