La paresse comme résistance à l’absurdité du monde

La notion de paresse est profondément relative, car elle découle d’une hiérarchie des activités humaines façonnée par les logiques dominantes du capitalisme. Ce que l’on nomme « paresse » n’est bien souvent que l’absence de participation au travail producteur de valeur marchande — cette valeur étant définie de manière étroite et économiciste, comme ce qui génère du profit ou peut être quantifié dans un PIB. Dans cette perspective, soigner un proche sans être rémunéré, contempler un paysage, réfléchir longuement à une idée, ou simplement prendre soin de soi, sont autant d’actes discrédités, car non rentables. Contre la logique absurde du profit, le refus de faire peut alors devenir un geste conscient de désertion. 

Le symptôme d’un conflit intrapsychique

D’un point de vue psychanalytique, la paresse peut être interprétée comme une manifestation d’un conflit entre le surmoi — instance morale intériorisée — et le ça, réservoir des pulsions. L’individu, paralysé entre une exigence de performance intériorisée (souvent surmoïque) et un désir de retrait ou de plaisir immédiat, se trouve dans une forme d’inhibition. Freud considérait l’inhibition comme une solution du moi pour éviter l’angoisse liée au conflit psychique. Ainsi, ce que l’on nomme « paresse » peut être le signe d’un mécanisme de défense, mis en place inconsciemment pour éviter la souffrance, la peur de l’échec ou du jugement.

L’ombre de la dépression

La paresse est parfois le masque socialement acceptable d’une dépression latente. Dans cet état, le sujet n’est pas seulement démotivé : il est vidé de toute énergie psychique, envahi d’une fatigue morale qui rend toute action pénible, voire insensée. Le psychiatre Christophe André souligne que « la perte d’élan vital » est un des signes majeurs de la dépression, souvent confondu avec de la paresse. Dans ce cas, il serait plus juste de parler d’anhédonie (perte de plaisir) ou d’aboulie (perte de volonté).

L’anxiété de performance et le perfectionnisme

Paradoxalement, la paresse peut être un effet secondaire du perfectionnisme. Un sujet qui se fixe des standards très élevés, souvent irréalistes, peut se retrouver figé, incapable de commencer une tâche par peur de ne pas l’accomplir parfaitement. Cette peur de l’imperfection est paralysante. L’inaction devient alors un évitement stratégique : mieux vaut ne rien faire que de risquer l’échec. L’anxiété de performance, très présente dans les sociétés néolibérales, conditionne certains individus à percevoir toute action comme une épreuve de légitimation.

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La surcharge cognitive et émotionnelle


Du point de vue des neurosciences, la paresse peut être interprétée comme le reflet d’une surcharge cognitive. L’être humain, dont la capacité attentionnelle est limitée, ne peut indéfiniment fonctionner sous stress, stimulation ou sursollicitation. Le cortex préfrontal, zone du cerveau impliquée dans les fonctions exécutives (planification, décision, inhibition), peut être épuisé par un excès d’informations ou de décisions à prendre. Ce que l’on interprète comme une paresse est alors une forme d’auto-protection neurologique : le cerveau « freine » pour éviter l’effondrement.

Le sens comme moteur d’action

La psychologie existentielle, notamment à travers les travaux de Viktor Frankl, met en lumière l’importance du sens dans l’action humaine. L’individu qui ne perçoit pas de finalité à ses actes, ou qui vit dans un contexte absurde, déconnecté de ses aspirations profondes, peut être en proie à un vide existentiel. Ce dernier n’est pas de la paresse à proprement parler, mais une absence d’élan vers quelque chose de significatif. Dans ce cadre, l’inaction devient une réaction cohérente à un monde perçu comme dénué de valeur.

Le capitalisme valorise des tâches inutiles voire nuisibles pour la communauté

L’anthropologue David Graeber, dans son célèbre essai Bullshit Jobs, défend l’idée que de nombreux emplois modernes sont si absurdes et déconnectés de l’utilité réelle qu’ils génèrent un sentiment d’inutilité chez ceux qui les occupent. Il montre comment une large part des métiers, bien que rémunérés et socialement valorisés, n’ont aucune utilité concrète – ni pour ceux qui les exercent, ni pour la société. Cette inutilité ressentie produit un malaise existentiel profond. Dans ce contexte, le refus de s’investir, la baisse volontaire de rendement, voire le retrait psychique, apparaissent comme une réponse sensée : ce que l’on considère comme de la paresse devient alors un langage muet, une manière d’exprimer l’absurdité sans engager frontalement un conflit avec sa hiérarchie ou ses proches.

Un être humain s’investissant pour la communauté – Photo de Tima Miroshnichenko


On retrouve ici la pensée du politologue James C. Scott, dans La Domination et les arts de la résistance (1990), qui décrit comment les prolétaires recourent souvent à des formes discrètes et non spectaculaires de résistance : ralentissement volontaire du travail, sabotage léger, feintes d’ignorance. La paresse — ou du moins ce qui est perçu comme tel par l’ordre dominant — fait partie de ces micro-résistances, d’autant plus puissantes qu’elles sont difficiles à réprimer. Elle est, selon ses termes, « l’arme des faibles », une manière de désobéir sans se faire remarquer.

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Dans Le Mythe de Sisyphe (1942), Camus dépeint l’homme moderne comme un Sisyphe condamné à répéter sans cesse des tâches vides de sens, dans un monde dénué de transcendance. Face à cette absurdité, deux réactions sont possibles : la résignation ou la révolte. Et si la paresse, loin d’être une résignation, était en réalité un premier acte de révolte sourde, un refus d’alimenter le cycle absurde ? Dans cette perspective, ne rien faire, c’est déjà refuser de cautionner une mécanique qui nie la dignité humaine.

Une critique de l’ordre inégalitaire


La critique sociale de la paresse prend également appui sur les travaux de Herbert Marcuse, qui, dans L’Homme unidimensionnel (1964), dénonce la manière dont les sociétés capitalistes fabriquent le consentement en absorbant les pulsions libératrices dans des logiques de consommation et de production. La « productivité » devient ainsi un mot d’ordre idéologique, qui masque les rapports de domination. Dès lors, refuser de produire, ou le faire le moins possible, revient à s’extraire — ne serait-ce qu’un instant — de l’ordre normatif dominant.

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Dans une veine plus radicale, Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, écrivait dès 1880 Le Droit à la paresse, pamphlet jubilatoire dans lequel il revendiquait, non pas le droit au travail — que le mouvement ouvrier exigeait alors — mais le droit au refus de la servitude laborieuse. Pour lui, le capitalisme aliène les corps et les esprits dans un labeur absurde, inutilement prolongé, qui détruit la possibilité même du bonheur. La paresse, loin d’être une faiblesse, devient un acte de libération, une reconquête du temps et de soi-même.

Le repos comme réappropriation du corps

Les intellectuelles féministes et décoloniaux, tels que Audre Lorde ou Tricia Hersey, ont également repris cette idée dans un registre contemporain, en affirmant que le repos, pour les personnes racisées ou les femmes, peut être un acte politique majeur. Hersey, fondatrice du Nap Ministry, parle de « rest as resistance » : dans un monde où les corps subalternes sont historiquement exploités, épuisés, rendus disponibles à l’infini, choisir de ne pas produire, de ne pas répondre, de ne pas performer, est un acte d’émancipation.

Redéfinir la notion d’effort

Le philosophe André Gorz a montré dans Métamorphoses du travail (1988) combien l’économie capitaliste a construit un imaginaire du travail centré sur la productivité, reléguant au second plan toutes les formes d’activités non marchandes — pourtant essentielles au tissu social et au bien-être collectif. Il écrit ainsi : « Ce que nous appelons travail n’est qu’un type spécifique d’activité socialement organisée et historiquement datée. » Par cette remarque, il nous invite à considérer que la définition même de la paresse est une construction idéologique, qui vise à marginaliser les existences non conformes à l’utilitarisme ambiant.

Rare image d’un révolutionnaire en action – Photo de beyzahzah

De nombreuses sociétés traditionnelles — et certains mouvements contemporains, comme ceux liés à la décroissance ou à l’économie du care — valorisent au contraire la lenteur, l’attention, la gratuité des gestes, considérant que le sens de la vie humaine ne saurait se résumer à la seule production de biens échangeables. La modernité occidentale, en réduisant l’homme à sa force de travail, a engendré une vision tronquée du réel. Dans un tel cadre, celui qui refuse de s’y plier est taxé de « paresseux », non parce qu’il ne fait rien, mais parce qu’il ne fait pas ce que le système attend de lui.

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Il faudrait donc, à rebours de cette conception réductrice, opérer un renversement symbolique : reconnaître que ce qui est inutile économiquement peut être vital existentiellement, que les activités non lucratives peuvent être les plus fécondes sur le plan humain, relationnel, ou spirituel. La paresse, alors, apparaît moins comme une tare que comme un miroir : elle nous révèle la pauvreté d’un monde qui ne sait donner de la valeur qu’à ce qui s’achète ou se vend.

Ralentir pour sauver le monde

Ralentir ne doit pas être une option ou un luxe réservé à quelques privilégiés : c’est une nécessité vitale, une stratégie de survie collective face à l’effondrement systémique que provoque l’hyperproductivité. La paresse, réhabilitée non pas comme abandon mais comme refus conscient d’une cadence absurde, devient un geste politique de premier ordre. Dans un monde où chaque minute doit être rentabilisée, où l’agitation est sacralisée au point de faire imploser les corps, les esprits et les écosystèmes, la décélération volontaire constitue une rupture salutaire. Elle déjoue les injonctions à produire toujours plus, toujours plus vite, dans une fuite en avant mortifère. Adopter une posture de ralentissement — par le biais de la décroissance ou de l’oisiveté assumée — permet d’interrompre les mécanismes d’exploitation à la fois de la nature et des êtres humains.

Un article proposé par Irène Diesel


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