Pourquoi tous vos potes veulent courir des marathons ?

Un phénomène étrange s’est imposé au fil des dernières décennies : la multiplication des marathons et des défis sportifs extrêmes. Jadis réservée à une élite d’athlètes, la course de fond est devenue une pratique courante, un rite de passage presque incontournable pour nombre d’individus en quête d’accomplissement personnel. Mais pourquoi un tel engouement ? Que révèle cette soif de dépassement physique sur notre époque ?

Le culte de la performance : une injonction à l’excellence

Notre société moderne est profondément marquée par une culture de la performance. Ce culte ne se limite plus aux sphères professionnelles ou académiques, il s’étend désormais au corps lui-même. Comme l’écrivait le sociologue Alain Ehrenberg dans La fatigue d’être soi (1998), nous vivons dans un monde où l’individu est sommé de se dépasser en permanence, de prouver sa valeur par l’action et par l’effort. Autrefois, la réussite se mesurait avant tout par la stabilité sociale et économique ; aujourd’hui, elle passe aussi par la capacité à accomplir des exploits physiques, que ce soit par le biais d’un marathon, d’un triathlon ou d’un ultra-trail.

L’un des paradoxes de cette obsession pour la performance est qu’elle s’inscrit dans un monde de plus en plus sédentaire, dominé par le travail « intellectuel » et le numérique. Le sport devient alors un exutoire, un moyen de réintroduire de l’effort et de la résistance dans des vies souvent aseptisées. Courir un marathon n’est plus simplement une prouesse physique, c’est aussi un marqueur social qui affirme une capacité à maîtriser son corps et à faire preuve d’une volonté de fer.

La quête de sens dans une époque en perte de repères

Le succès croissant des marathons et des défis extrêmes peut également être analysé sous l’angle de la quête de sens. Dans une société où les grandes idéologies structurantes se sont effondrées et où les bullshit jobs sont légion, nombreux-euses sont celleux qui cherchent des formes de « spiritualité » alternatives. Or, l’expérience du marathon ressemble à un véritable rite initiatique : l’athlète traverse différentes phases de souffrance, de doute, de persévérance avant d’atteindre l’extase de la ligne d’arrivée. Cette dimension quasi mystique rappelle certains rituels de passage qui jalonnaient les sociétés traditionnelles.

Le sociologue David Le Breton, dans Éloge de la marche (2000), souligne combien la course et la marche longue distance permettent de se reconnecter à soi-même et d’échapper au tumulte du quotidien. La souffrance physique devient alors un vecteur de transformation personnelle. L’effort intense, loin d’être perçu comme une contrainte, se transforme en moyen d’accéder à une vérité intérieure. Dans un monde dominé par l’immédiateté et l’hyperconnexion, l’endurance physique devient une forme de résistance face à l’accélération du temps.

Une obsession pour le corps et ses limites

Il est impossible de comprendre cet engouement sans interroger la place grandissante du corps dans notre société contemporaine. Comme le souligne la philosophe Barbara Stiegler, nous vivons une époque où l’amélioration constante de soi est devenue une norme implicite. Le corps n’est plus un simple vecteur biologique, il est devenu un projet en soi, un espace de travail et de perfectionnement permanent.

Cette tendance est amplifiée par les réseaux sociaux et l’essor des influenceur-euses du bien-être, qui glorifient les corps athlétiques et les exploits sportifs. Dans un tel contexte, courir un marathon devient aussi un acte de communication : il faut prouver, montrer, témoigner de sa capacité à repousser ses limites. Ce phénomène s’inscrit dans une société du spectacle, où l’image de soi occupe une place centrale.

Photo de Pikx By Panther sur Pexels.com

Là encore, un paradoxe se dessine : si la discipline et l’entraînement semblent être des formes de libération individuelle, elles se transforment en nouvelles injonctions. Celui ou celle qui ne court pas, qui ne s’impose pas de défis, risque d’être perçu comme passif-ve ou négligent-e vis-à-vis de ellui-même. On ne court plus simplement pour soi, on court aussi pour répondre à une norme sociale implicite.

Courir un marathon devient ainsi un acte de légitimation de la méritocratie : si l’on peut, par sa seule volonté, transformer son corps et franchir la ligne d’arrivée, alors, implicitement, chacun serait responsable de sa propre réussite ou de son propre échec.

Pour aller plus loin : En finir avec le mérite

Cette vision entre en résonance avec les discours néolibéraux qui prônent l’auto-discipline et l’optimisation de soi comme réponse à tous les maux. Plutôt que de questionner l’effondrement des protections sociales, la précarisation du travail ou l’angoisse existentielle d’une époque en crise, la solution proposée est individuelle : il faut « se dépasser », « aller au bout de ses limites », « prouver sa valeur » à travers des défis personnels. Cette dynamique est d’autant plus perverse qu’elle se pare des atours de la liberté et du bien-être, alors qu’elle impose en réalité une obligation de conformité à un idéal d’accomplissement ultra-performant.

Sport-Spectacle et mise en scène de la réussite personnelle

Loin de toute critique aveugle de l’exercice physique, il est essentiel de rappeler que l’activité sportive regorge de vertus, tant pour la santé physique que pour le bien-être mental. Pratiquée régulièrement et sans excès, elle constitue un formidable moyen de lutter contre les maladies chroniques et de préserver un équilibre psychologique dans un monde saturé d’anxiété.

Le sport, dans son essence, est un jeu, une activité profondément humaine qui, depuis l’Antiquité (a minima), permet d’expérimenter des formes de coopération, d’invention et de dépassement de soi dans un cadre libre et non utilitaire. Or, son appropriation par les puissances de l’argent l’a totalement dévoyé de ses fonctions originelles, transformant l’activité physique en un pur spectacle hygiéniste où la réussite, la performance et la richesse sont érigées en valeurs suprêmes.

Photo de JESHOOTS.com sur Pexels.com

L’économiste Jean-Marie Brohm, dans Le Mythe olympique (1996), démonte cette illusion, véhiculée par le président Macron, selon laquelle le sport serait un espace neutre et apolitique. Il rappelle que les Jeux Olympiques modernes, loin d’être le simple prolongement des joutes antiques, ont été façonnés dès leur refondation par Pierre de Coubertin dans une optique nationaliste, viriliste et élitiste. Aujourd’hui, cette instrumentalisation s’est accentuée : le sport de haut niveau est devenu un immense marché où se brassent des milliards d’euros, entre droits télévisés, sponsoring, dopage institutionnalisé et corruption à grande échelle.

Le sport-spectacle ne célèbre pas simplement la performance : il inculque l’idée que seul-es les plus méritant-es, les plus entraîné-es, les plus combatif-ves ont droit à la reconnaissance et au succès. Il impose une vision du monde où l’échec est un stigmate personnel, où l’ascension individuelle est glorifiée au détriment de toute réflexion sur les conditions collectives de la réussite. Mais surtout, ce culte de la performance ne se limite pas aux stades et aux podiums : il s’étend aujourd’hui à la sphère numérique, où chaque kilomètre parcouru doit être scrupuleusement documenté et affiché sur les réseaux sociaux.

Le problème n’est donc pas de courir 5, 10, 20, 30 ou 50 kilomètres (grand bien vous fasse et franchement psartek), mais d’en faire l’auto-promotion permanente, participant ainsi à cette mise en scène de la performance. L’individu ne court plus seulement pour ellui-même, mais pour prouver, mesurer et exposer son endurance, renforçant ainsi l’idée que toute activité physique doit être visible et valorisée pour exister pleinement.

Faire du sport un vecteur d’amusement et d’émancipation

Le sport, dans sa version actuelle, fonctionne trop souvent comme un exutoire, une soupape permettant d’évacuer la tension accumulée dans un monde qui nous presse sans relâche. Or, il pourrait être réinvesti autrement, non pas comme une réponse aux souffrances produites par le capitalisme, mais comme une manière de construire une société plus douce et plus vivable. Il ne s’agit pas de se dépenser pour tenir le coup, mais de redéfinir le cadre même dans lequel le mouvement prend sens. Une société moins brutale ne signifie pas une société amorphe : elle suppose simplement une réconciliation avec le temps long, l’errance, le jeu et la « beauté du geste ».

Pour aller plus loin : Politiser le bonheur

L’enjeu est aussi politique. Comme le souligne le philosophe et historien Georges Vigarello (Le corps redressé, 1978), la discipline corporelle a toujours été un enjeu central des régimes autoritaires, qui cherchent à façonner des corps performants, endurants et malléables, à l’image des idéaux fascistes du XXe siècle. Dans Le Fascisme de la performance (2023), le philosophe Grégoire Chamayou développe cette idée en montrant que l’obsession contemporaine pour la compétition et l’auto-dépassement n’est pas neutre : elle sert une idéologie où le corps doit être sans cesse renforcé pour être rentable, efficace et discipliné. Ce culte du corps performant, qui traverse aussi bien les sphères du management que celles du sport de haut niveau, contribue à une vision ultralibérale du monde où chacun doit se « prendre en main » pour être à la hauteur des exigences économiques et sociales.

Or, il serait possible d’inventer d’autres pratiques, libérées de cette logique. Imaginer un sport du soin, de l’attention et du partage, comme le fait Camille Teste dans son essai Politiser le bien-être (2023). Ce serait renouer avec des formes de mouvement collectif et de jeux qui ne reposent pas sur la victoire d’un individu mais sur la dynamique d’un groupe. Ce serait repenser la place du plaisir et du non-productif dans l’activité physique, pour qu’elle ne soit plus une contrainte ou une obligation, mais un espace d’expression et d’expérimentation. Ce serait, enfin, faire du sport (courir ou n’importe quoi d’autre) un lieu de réappropriation du monde, en accord avec ses propres besoins et non avec les attentes d’un marché qui nous pousse sans cesse à nous améliorer, quitte à nous épuiser.

Un article proposé par Corpus


En savoir plus sur Contremag

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

4 réflexions sur “Pourquoi tous vos potes veulent courir des marathons ?

Laisser un commentaire