L’obsession pour l’ordre est un trait récurrent dans l’histoire, où l’invocation d’un besoin de stabilité et de sécurité justifie souvent des politiques répressives, l’érosion des libertés et la concentration du pouvoir. On ne parle pas ici de bien ranger sa maison, d’être organisé-e dans son agenda, ponctuel-le à ses rendez-vous, rigoureu-se dans son travail ou méticuleu-se dans le ménage, mais bien d’imposer, aux autres et sans leur consentement, un ordre très relatif, par crainte que soit démasquée une pensée assez médiocre et nombriliste.
Créer le désordre pour réclamer l’ordre
Hannah Arendt, dans Les Origines du totalitarisme, explique que l’instauration d’un régime totalitaire repose souvent sur la désintégration sociale. Les régimes autoritaires ont besoin de créer un état permanent de peur et d’instabilité pour justifier leurs politiques.
Ils s’attaquent aux institutions intermédiaires (syndicats, partis politiques, presse indépendante) qui permettent de canaliser les conflits sociaux de manière pacifique. En créant cette désintégration sociale et en fomentant les divisions internes, ces régimes perpétuent le chaos tout en se présentant comme la seule solution pour restaurer un semblant d’ordre.
Dans ce cadre, l’ordre devient l’unique ciment capable de maintenir un pouvoir sans légitimité. C’est un ordre non pas consenti, mais imposé. Le régime s’appuie sur des instruments de coercition – la police, l’armée, la surveillance – pour réprimer les dissidences et empêcher l’expression du mécontentement.
En détruisant les liens de solidarité et de démocratie, l’État doit remplacer le consentement par la discipline, la persuasion par l’intimidation, et la légitimité par la peur. Michel Foucault, dans Surveiller et Punir (1975), montre comment le contrôle des corps, des esprits et des espaces dans lesquels nous évoluons, devient une technique essentielle pour maintenir l’ordre dans une société où le pouvoir ne peut pas compter sur l’adhésion collective. L’État s’arroge alors le droit de définir ce qui est « normal » et ce qui est « déviant », et tout écart par rapport à cette norme est perçu comme une menace à la stabilité.
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La culture de l’ennemi intérieur
C’est en créant des ennemis réels ou imaginaires (les « extrêmes », les « éco-terroristes », les « non républicains », les « islamo-gauchisstes », les « féminazis », etc.), que ces régimes cimentent leur pouvoir. L’ordre imposé devient alors un instrument de légitimation de l’autorité, car il est présenté comme nécessaire pour protéger la nation ou la société contre des menaces bien souvent virtuelles.
Freud soutient que les pulsions de vie (Eros) et les pulsions de mort (Thanatos) coexistent de manière ambivalente et que la pulsion de mort, qui se manifeste par la destructivité, l’agression et la violence, peut surgir à tout moment. La psychanalyste et historienne Elisabeth Roudinesco, spécialiste de l’inventeur de la psychanalyse, soutient que les régimes autoritaires exploitent systématiquement cette « part obscure » de l’humanité pour maintenir leur pouvoir.
En jouant sur la peur, la terreur et les angoisses profondes des individus, ces régimes créent un climat de soumission généralisée. Dans cet état de vulnérabilité, les citoyen-nes sont plus enclins à accepter des formes de contrôle sévères, voire des violations des droits fondamentaux, sous prétexte de sécurité ou de protection.
La peur joue un rôle central dans les stratégies de domination des régimes autoritaires. Ces systèmes politiques utilisent « la psychose de masse », un phénomène où la peur collective est amplifiée pour générer un sentiment d’insécurité omniprésent. Cette psychose, qui s’apparente à une sorte de contagion psychique, permet aux dirigeants de justifier des politiques répressives. Le pouvoir autoritaire devient ainsi le seul rempart contre un chaos imaginé ou exagéré.
Dans les régimes totalitaires ou autocratiques, la violence n’est pas seulement physique et psychologique mais aussi symbolique (l’uniforme, le drapeau, les défilés militaires, etc.). Ces méthodes s’appuient sur un « désir de domination » qui existe au sein des sociétés humaines et que les dictatures cultivent à leur paroxysme pour affirmer leur suprématie.
L’angoisse face à l’altérité : symptôme du narcissisme fragile ?
Le narcissisme fragile renvoie à une structure psychique dans laquelle le sujet est profondément dépendant d’une image idéalisée de soi, mais cette image est paradoxalement instable et vulnérable aux agressions extérieures. Le concept de narcissisme, issu des travaux de Freud, a été élargi par des auteurs comme Heinz Kohut et Otto Kernberg qui ont exploré les pathologies narcissiques au-delà du simple amour de soi. Kohut a notamment étudié la manière dont un ego insuffisamment consolidé peut créer une vulnérabilité extrême aux critiques, aux frustrations, ou à toute forme d’altérité perçue comme menaçante pour l’image de soi.
Dans ce cadre, la fragilité narcissique est un état où le sujet est continuellement confronté à une insécurité intérieure, liée à une faiblesse dans l’intégration de ses propres limites et défauts. L’image de soi est alors perpétuellement mise à l’épreuve, car elle ne repose pas sur une base solide d’estime personnelle authentique, mais sur une idéalisation fragile, dépendante de la reconnaissance extérieure. L’autre, dans son altérité, vient ébranler cette construction précaire en introduisant la possibilité de la différence, de l’échec, ou de l’infériorité relative.
Christopher Lasch, dans La culture du narcissisme (1979), avance que les sociétés modernes, marquées par une forme de narcissisme culturel, favorisent des attitudes d’auto-centrisme et de repli identitaire. Ce narcissisme collectif, tout aussi fragile que le narcissisme individuel, produit une société où la confrontation avec l’altérité (immigration, multiculturalisme, pluralité des identités) est vécue comme une remise en question radicale des valeurs, des croyances et des identités nationales ou communautaires.
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Dans un tel contexte, l’altérité devient une projection de l’angoisse collective. Le groupe majoritaire, en proie à une crise de légitimité ou à une insécurité identitaire, cherche à compenser cette fragilité par des formes de violence symbolique ou réelle contre les groupes perçus comme menaçants. Ainsi, l’angoisse face à l’altérité peut engendrer des phénomènes de rejet, de xénophobie ou de racisme, qui sont les symptômes d’une incapacité à intégrer l’autre sans que cela ne soit perçu comme une perte de soi.
Mais pourquoi sont-iels si méchant-es ?
Comme c’est indiqué dans le titre, parce qu-iels sont médiocres. Issu du latin mediocris : medius, signifiant « au milieu », et « ocris », qui fait référence à un mont ou une hauteur escarpée, le terme renvoie littéralement à quelque chose « à mi-hauteur », « entre-deux », une position qui n’est ni au sommet ni dans les profondeurs. « Ni de droite ni de gauche », « le barrage contre les extrêmes », la seule « voie contre la raison ». Bref, vous connaissez le la chanson.

Cette forme de centrisme quasi fanatique se traduit par une adhésion rigide à des principes économiques et sociaux perçus comme étant les seuls viables (basés sur le libéralisme économique, la mondialisation, et l’austérité budgétaire). L’argumentation centrale repose sur la nécessité de réformes « indispensables » pour assurer la stabilité et la compétitivité, mais celles-ci sont toujours mises en œuvre de manière brutale, avec un mépris assumé pour les oppositions. Cela conduit à une gestion autoritaire du pouvoir, où les opposant-es sont décrit-es comme des « extrémistes » ou des rétrogrades qui mettent en péril l’avenir de la nation.
Aujourd’hui, on le sait, ce logiciel ne fonctionne pas. Pire, il est la raison principale de la destruction du vivant et des libertés fondamentales. Et que font les médiocres quand le monde s’aperçoit de leur imposture ? Ils mordent. Fort, quitte à révéler leur goût prononcé pour l’ordre et la répression ou à devoir faire des alliances assez naturelles avec des mouvances fascistes.
Un texte de Irène Diesel
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3 réflexions sur “Pourquoi les médiocres sont-ils obsédés par l’« ordre » ?”