Dans une époque marquée par de profondes crises sociales, politiques et écologiques, la colère devient une force motrice essentielle, loin de la simple réaction impulsive. Elle est l’expression d’une conscience éveillée face aux injustices, un refus de se plier aux normes oppressives imposées par les structures dominantes. Mais cette colère, loin de s’épanouir dans la haine ou le désespoir, se nourrit plutôt de la joie, cette autre émotion trop souvent sous-estimée dans les combats sociaux. Ensemble, la colère et la joie forment un couple inséparable, porteur d’une puissance d’agir qui permet non seulement de résister, mais aussi de réinventer un monde où la liberté et l’équité peuvent véritablement s’épanouir.
La « puissance d’agir » : une notion émancipatrice
Pour Spinoza, la « puissance d’agir » est inhérente à chaque être humain. Elle ne se limite pas à une simple faculté de produire des actions, mais désigne plutôt la capacité de chaque individu à persévérer dans son être, à affirmer sa singularité dans un monde complexe et parfois hostile. Cette puissance, selon le philosophe, est intrinsèquement liée à la joie et à l’épanouissement. En effet, plus un individu est capable de mobiliser sa puissance d’agir, plus il éprouve de la joie et s’achemine vers un état de plénitude.
Cette conception trouve un écho dans la vie contemporaine où la réalisation de soi est souvent confrontée à des contraintes externes telles que les normes sociales, les obligations professionnelles ou encore les pressions économiques. La puissance d’agir se manifeste alors comme une force interne qui permet de surmonter ces obstacles et d’accomplir des actions qui sont véritablement en accord avec nos désirs profonds.
La créativité comme puissance d’agir
Un exemple évident de puissance d’agir dans la vie quotidienne peut se voir dans l’acte de création artistique. Lorsqu’un musicien compose une mélodie, il ne se contente pas de reproduire des sons ; il exprime une partie de son être, de sa sensibilité. Chaque note jouée, chaque harmonie créée, est le reflet de sa puissance d’agir. Par cette action créative, le musicien transforme le monde, ne serait-ce que de manière infime, en enrichissant l’univers sonore de nouvelles expériences auditives. Ce processus est profondément joyeux, car il résulte de l’actualisation d’un potentiel interne.
Philosophiquement, un mouvement social peut être interprété comme une manifestation d’une « pulsion de vie créative » en ce qu’il incarne une force dynamique qui cherche à transformer le réel pour rendre la vie collective plus supportable, plus juste, et plus en accord avec les aspirations profondes des individus.
Pour des philosophes comme Hegel, la dialectique – ce processus dynamique où une thèse est confrontée à une antithèse, conduisant à une synthèse – est à la fois un acte de négation et de création. Dans ce cadre, le mouvement social n’est pas simplement une réaction contre quelque chose, mais une pulsion qui aspire à la synthèse d’un nouveau mode de vie, d’une nouvelle forme de société où les tensions initiales seraient résolues de manière plus harmonieuse.

Par exemple, le mouvement des gilets jaunes ne se contentait pas de s’opposer aux conditions de vie des plus précaires ; il portait également l’espoir d’une société où le travail serait reconnu dans sa dignité, où les individus pourraient jouir d’une vie meilleure, plus équilibrée et plus juste. De même, les mouvements féministes ne visent pas seulement à dénoncer le patriarcat, mais à imaginer et à créer des relations sociales où l’égalité et le respect des différences de genre sont pleinement réalisés.
Henri Bergson, dans sa philosophie de l’« élan vital », propose une vision de la vie comme une force créatrice qui tend sans cesse vers l’innovation et le dépassement des formes établies. Les mouvements sociaux peuvent être compris comme des manifestations collectives de cet élan vital. Ils expriment une volonté collective de dépasser les limitations imposées par les structures sociales et politiques existantes, pour ouvrir de nouvelles possibilités d’existence. Cet élan créatif n’est pas seulement dirigé contre quelque chose (les injustices, les inégalités), mais vers la création d’un avenir où ces problèmes ne seraient plus présents.
Dans cette perspective, un mouvement social est bien plus qu’une simple révolte ; il est une expression collective de la vie dans sa dimension la plus créative et la plus authentique. C’est une tentative de renouveler les conditions de l’existence humaine, de refuser la stagnation et de promouvoir une évolution sociale continue.
Plutôt l’utopie que la résignation
Ernst Bloch, avec sa philosophie de l’espérance, apporte une autre dimension à cette réflexion. Pour Bloch, l’histoire est un processus inachevé, constamment en mouvement vers l’utopie, c’est-à-dire vers un possible qui n’est pas encore réalisé mais qui existe comme horizon d’attente. Les mouvements sociaux sont des porteurs de cette espérance utopique ; ils incarnent le « principe espérance » qui anime l’humanité à travers les âges. Bloch voit dans ces mouvements une pulsion de vie collective, un effort pour réaliser ce qui est encore en germe, pour actualiser les possibilités latentes d’un monde plus juste et plus humain.
Dans ce contexte, chaque mouvement social est une tentative de faire advenir un « encore-non », un possible qui n’a pas encore été réalisé mais qui hante l’imaginaire collectif. En ce sens, les mouvements sociaux ne se contentent pas de réagir aux conditions présentes ; ils sont orientés vers le futur, vers un devenir meilleur, où les aspirations humaines pourront se réaliser de manière plus complète.

L’utopie, loin d’être une simple rêverie, est souvent un moteur puissant du progrès humain. Les idéaux utopiques servent de balises qui orientent les efforts collectifs et individuels vers des objectifs plus élevés et plus ambitieux. Ils inspirent des actions qui peuvent transformer des réalités perçues comme immuables. C’est par la quête incessante d’un monde meilleur, même si ce monde semble inatteignable, que les sociétés font des avancées substantielles.
Certes, l’utopie des un-es (privatiser l’espace chez Elon Musk) font la dystopie des autres. Tendre vers des utopies collectives et démocratiques implique un engagement actif pour créer des visions de société qui bénéficient à l’ensemble de l’humanité et du vivant. Cela nécessite de remettre en question les visions utopiques qui privilégient une élite au détriment du reste de l’humanité. On nous objectera que satisfaire tout le monde est impossible, soit. Il incombe alors, a minima, que les privilèges d’une minorité numérique toxique ne compromettent pas l’espérance de vie du plus grand nombre.
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La Démocratie comme terrain fertiles à nos potentialités
Dans un contexte démocratique et égalitaire, la puissance d’agir trouve un terrain fertile pour s’épanouir, car les structures sociales et politiques y sont, par définition, conçues pour encourager la participation active des citoyens, leur expression libre et la réalisation de leur potentiel. Contrairement à un régime autoritaire où la répression, la censure et la manipulation visent à étouffer toute forme d’initiative individuelle ou collective, la démocratie repose sur la reconnaissance et le respect de l’autonomie des individus. Ce cadre permet à chacun de mobiliser sa puissance d’agir de manière plus ouverte et plus créative.
De plus, dans un cadre égalitaire, où les obstacles structurels liés à la classe, au genre, ou à l’ethnicité sont minimisés, la puissance d’agir n’est pas l’apanage d’une élite restreinte, mais devient accessible à un plus grand nombre. Cela signifie que les potentialités de chacun peuvent s’exprimer plus librement, sans être entravées par des inégalités systémiques. L’égalité des chances et l’équité permettent à chaque individu de développer ses capacités, de participer pleinement à la vie publique, et d’apporter une contribution unique à la collectivité.
Un peuple indocile est un peuple joyeux (et inversement)
Dans un contexte politique marqué par la violence et la répression, la puissance d’agir prend une dimension encore plus cruciale. Face à des systèmes qui préfèrent un peuple docile, triste et résigné, la capacité à ressentir de la colère et de la joie devient un acte de résistance fondamental. La colère, loin d’être une émotion négative, se révèle être une force motrice puissante. Elle naît de l’indignation face à l’injustice et pousse à l’action, à l’affirmation de soi contre des pouvoirs oppressifs qui cherchent à imposer la passivité. Il est essentiel de la transformer en acte créatif pour ne pas qu’elle devienne aigreur et ressentiments.
De même, la joie, souvent perçue comme antithétique à la révolte, est en réalité une expression profonde de la puissance d’agir. Elle émerge lorsque l’individu, malgré les contraintes externes, parvient à se reconnecter au réel, à ses désirs et à ses convictions profondes.
Dans un tel contexte, la puissance d’agir devient non seulement un moyen de s’affirmer, mais aussi de se réapproprier la réalité, de refuser la déformation imposée par le pouvoir. Un peuple qui agit, qui se mobilise avec colère et joie, échappe, un temps, à l’emprise du pouvoir, car il ne se laisse pas réduire à un simple objet de gouvernance.
Au contraire, il devient sujet de son histoire, créateur de son destin. Cette dynamique de reconquête du réel est essentielle, car elle permet de transformer la résignation en engagement, la tristesse en force collective, et de restaurer un espace de liberté là où le pouvoir cherche à instaurer le contrôle et la soumission. C’est ainsi que la puissance d’agir se manifeste dans sa forme la plus radicale : comme une énergie vitale qui refuse la réduction de l’existence à une simple survie sous la tutelle de la violence politique.
La Zone du Dehors
Dans La Zone du dehors (1999), Alain Damasio décrit un espace de résistance, d’évasion et de création qui se trouve au-delà des frontières de l’ordre établi. Ce concept représente une terre d’expérimentation où les normes et les structures oppressives sont contestées et réinventées. C’est un lieu où les individus et les collectifs se libèrent des contraintes imposées par les systèmes de pouvoir en place pour explorer de nouvelles formes d’existence, de relations et de société.
Michel Foucault et Antonio Gramsci offrent des perspectives complémentaires sur la manière dont les mouvements sociaux opèrent comme des formes de résistance et de contre-hégémonie. Les mouvements sociaux ne se contentent pas de résister à l’ordre dominant ; ils créent des espaces alternatifs, des pratiques et des discours qui remettent en question les normes établies et ouvrent la voie à de nouvelles formes de subjectivité et de pouvoir.

Nul homme n’est une ile
Choisir de se résigner ou de fermer les yeux sur les inégalités, c’est, dans un premier temps, se désengager des réalités qui nous dérangent. C’est faire le choix de vivre dans une forme d’ignorance ou de confort qui affaiblit notre propre puissance d’agir.
Cette attitude peut être motivée par le désir de préserver ses propres privilèges ou par une volonté inconsciente de rester dans une position de supériorité relative. En ignorant les injustices, nous participons tacitement au maintien des structures qui les produisent. Nous nous installons dans un espace où nous pouvons nous contenter des avantages que nous avons reçus sans remettre en question leur légitimité ou les mécanismes qui les génèrent.
Cela peut créer une illusion de bonheur et de satisfaction personnelle qui, en réalité, produit un mal-être réprimé que l’on somatise. Quand le bonheur d’une personne est lié à la détresse d’autres personnes (et c’est le concept même du capitalisme), une immense dissonance entre jouissance personnelle et souffrance collective se créer (sauf chez les sociopathes).
Les puissant-es et les dominant-es sont fondamentalement tristes. Centré-es sur leur propre tristesse narcissique et leur peur de la finitude, ils imposent au reste de la société, leurs visions pessimistes et mortifères : l’austérité, l’ordre, le travail, l’effort, la compétition, etc.
L’exercice du pouvoir porte en lui la semence d’une tristesse profonde et d’une insatisfaction perpétuelle. Les dirigeants et les figures influentes, enchaînés à leur propre autorité, sombrent dans une solitude glaçante, une méfiance inextinguible, et une pression qui les broie de l’intérieur. Fondée sur l’oppression des autres, leur position d’autorité n’est qu’un fardeau qui les consume. Là où la puissance d’agir libère et élève, le pouvoir, lui, avilit et corrompt, transformant l’individu en un être rongé par la maladie de la domination. Le maintien de cette position devient une obsession vide, les poussant à reproduire des mécanismes de violence qui fragmentent le tissu social et anéantissent toute possibilité de guérison.
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Les efforts pour créer une société plus équitable et solidaire peuvent non seulement améliorer les conditions de vie des opprimés mais aussi offrir une voie vers une plus grande satisfaction et un bien-être véritable pour toustes.
Lorsque les inégalités sont acceptées ou occultées, nous créons une société fragmentée où la vie humaine est dévaluée pour une grande partie de la population. Dans un tel contexte, les succès personnels et le bonheur des individus qui profitent des privilèges deviennent instables et insatisfaisants. Ils sont construits sur les souffrances et les exclusions des autres, ce qui érode la possibilité d’un épanouissement véritable et durable.
No man is an island,
Entire of itself,
Every man is a piece of the continent,
A part of the main.
If a clod be washed away by the sea,
Europe is the less.
As well as if a promontory were.
As well as if a manor of thy friend’s
Or of thine own were:
Any man’s death diminishes me,
Because I am involved in mankind,
And therefore never send to know for whom the bell tolls;
It tolls for thee.
Nul homme n’est une île,
entière en elle-même ;
tout homme est un morceau du continent,
une partie de l’ensemble.
Si une motte de terre était emportée par la mer,
l’Europe en serait diminuée,
aussi bien que si c’était un promontoire,
aussi bien que si c’était le manoir de tes amis
ou le tien propre :
la mort de tout homme me diminue,
parce que je fais partie du genre humain,
et en conséquence, n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ;
il sonne pour toi.
John Donne, 1624
Un texte de Corpus.
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