Alors que nous nous efforçons de trouver un épanouissement personnel dans nos vies professionnelles et privées, nous nous rendons compte que cet idéal est de plus en plus difficile à atteindre. Cette difficulté ne réside pas seulement dans les aléas de la vie quotidienne, mais dans l’absence d’un horizon collectif partagé. Le bonheur ne peut être pleinement réalisé de manière individuelle; il doit être pensé et construit collectivement dans le cadre d’une organisation sociale démocratique.
La limite de l’épanouissement individuel
La société moderne met l’accent sur l’accomplissement personnel, sur l’idée que chacun est maître de son propre bonheur. Cette vision, largement influencée par l’individualisme libéral, suggère que le bonheur est avant tout une question de choix et d’efforts personnels. Cependant, cette perspective oublie que l’individu évolue au sein d’une société, d’un cadre politique et économique qui détermine en grande partie ses possibilités d’épanouissement. Comme le souligne le philosophe américain Michael Sandel, nous ne sommes pas simplement des êtres autonomes, mais des « agents situés », dont les actions et le bonheur sont profondément influencés par les structures sociales et politiques qui nous entourent.
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Pour Sandel, la conception libérale classique du sujet autonome ne prend pas en compte la réalité de l’interdépendance humaine. Nos choix et notre bonheur sont profondément influencés par les circonstances dans lesquelles nous vivons — notre famille, notre communauté, notre nation, et les institutions qui régulent nos vies. Par exemple, une personne peut être douée, motivée et travailler dur, mais si elle évolue dans un environnement social marqué par l’injustice ou la pauvreté, ses chances d’atteindre le bonheur sont considérablement réduites. Inversement, une société plus juste et équitable, qui soutient ses citoyen-nes par des politiques inclusives et des institutions démocratiques solides, crée les conditions propices pour que chacun puisse s’épanouir.
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Sandel s’oppose ainsi à une tendance contemporaine qui pousse les individus à chercher le bonheur uniquement dans la sphère privée, souvent en déconnexion totale avec les enjeux sociaux et politiques. Cette quête d’épanouissement personnel, encouragée par une culture de la consommation et de la performance, aboutit souvent à une forme d’isolement et d’aliénation. Les individus se retrouvent prisonniers d’une quête sans fin d’amélioration personnelle, tout en étant démunis face aux grandes crises collectives.
Le retour à une conception de l’individu comme « agent situé » est donc un appel à reconnaître l’importance des structures sociales et politiques dans la réalisation du bonheur. Cela signifie aussi repenser notre rapport à la communauté et à la participation politique.
En comprenant que notre épanouissement dépend aussi de l’épanouissement des autres et du bien commun, nous pouvons aspirer à une société plus juste et plus solidaire, où le bonheur ne serait pas seulement l’affaire des individus, mais un projet collectif.
Même ceux qui trouvent un sens dans leur travail, dans des professions qui semblent répondre à une vocation, peuvent ressentir une profonde insatisfaction si le cadre dans lequel ils évoluent est perçu comme dépourvu de sens. Cette idée est illustrée par le sociologue Hartmut Rosa, qui affirme que notre époque est marquée par une « accélération » du temps social, où le rythme effréné de la vie moderne et l’absence d’un projet collectif engendrent une aliénation et une angoisse généralisées. Dans un tel contexte, l’épanouissement individuel devient illusoire.
Selon lui, la modernité est marquée par une dynamique d’accélération dans trois domaines principaux : l’accélération technique (où les innovations technologiques se succèdent à un rythme de plus en plus rapide), l’accélération des changements sociaux (où les structures et les normes sociales évoluent de manière continue et rapide), et l’accélération du rythme de vie (où les individus ressentent une pression croissante à accomplir de plus en plus en de moins en moins de temps).
Cette accélération sociale entraîne ce que Rosa appelle un « rétrécissement du présent ». Le présent devient un simple point de passage, toujours en mouvement vers un avenir incertain, au lieu d’être un espace de véritable expérience et de vécu. Les individus, constamment en quête d’efficacité et de productivité, se retrouvent déconnectés de leur environnement et des autres, prisonniers d’un temps compressé et fragmenté. Cela conduit à un état d’aliénation, où les relations humaines et le rapport au monde perdent leur profondeur et leur résonance.
mettre nos capabilités en résonnance
L’idée selon laquelle le bonheur doit être un projet politique n’est pas nouvelle. Déjà dans l’Antiquité, Aristote considérait que le bonheur (ou eudaimonia) ne pouvait être atteint qu’au sein de la polis, la cité-État, par la participation active à la vie politique. Dans une démocratie, où le pouvoir est partagé et où les décisions sont prises collectivement, il est possible de construire un horizon commun, un projet de société qui permette à chacun de trouver sa place et de s’épanouir.
Le bonheur, dans cette perspective, n’est pas un état de satisfaction individuelle, mais une condition collective qui dépend de la justice sociale, de l’égalité et du respect des droits fondamentaux. Une société juste doit permettre à ses membres de développer leurs « capabilités ». Le concept de capabilités, tel que défini par Amartya Sen, désigne l’ensemble des « opportunités réelles » ou des « libertés effectives » dont dispose une personne pour accomplir les actions et atteindre les états qu’elle juge importants.

Contrairement à une approche strictement utilitariste qui évaluerait le bien-être en termes de plaisir ou de satisfaction, ou à une approche axée sur les ressources qui mettrait l’accent sur la possession de biens matériels, l’approche par les capabilités se concentre sur ce que les individus sont effectivement capables de faire et d’être. Les capabilités représentent donc une forme de liberté substantielle : la possibilité pour une personne de choisir entre différentes façons de mener sa vie.
Cela signifie que les politiques doivent être évaluées en fonction de leur capacité à accroître les capabilités des individus. Par exemple, l’accès à l’éducation, aux soins de santé, à la nutrition, à un environnement sain, et à la participation politique sont autant de dimensions où les capabilités doivent être renforcées. Une société juste, selon cette approche, est celle qui permet à tous ses membres de développer et d’exercer leurs capabilités de manière équitable.
Les dangers de l’absence d’horizon politique
La montée des extrêmes droites, les dérives autoritaires, et l’incapacité des gouvernements à répondre aux défis écologiques sont autant de signes d’une crise profonde des démocraties. Cette situation engendre un pessimisme généralisé, une perte de confiance dans l’avenir, et une montée des angoisses individuelles. Les imaginaires optimistes, qui ont autrefois inspiré des mouvements politiques et sociaux, sont aujourd’hui bafoués, remplacés par des récits de déclin et de catastrophe qui réinvoquent les courants politiques les plus sombres.
Face à cette impasse, beaucoup se tournent vers des solutions technologiques, croyant que la science et l’innovation pourront résoudre les problèmes que la politique n’arrive plus à gérer. Ce « technosolutionnisme » — pour reprendre le terme de l’essayiste Evgeny Morozov — promet des solutions rapides, souvent déconnectées des réalités sociales et politiques, et alimente l’idée que la croissance économique, même destructive, est la seule voie possible. Cette fuite en avant ne fait que renforcer les déséquilibres et les inégalités, rendant le bonheur collectif encore plus inaccessible.

Contrairement au technosolutionnisme, la résonance, telle que conceptualisée par Hartmut Rosa, offre une vision du rapport au monde qui échappe à l’aliénation. La résonance implique une interaction active et vivante avec le monde, où l’individu et son environnement sont en dialogue constant. C’est une relation où chacun influence et est influencé, où les interactions sont pleines de sens, non réductibles à des processus techniques ou à des résultats quantifiables.
La résonance se manifeste dans des expériences où l’on se sent véritablement connecté à ce qui nous entoure — que ce soit avec d’autres personnes, avec la nature, ou dans le cadre d’activités créatives. Elle exige une ouverture, une réceptivité aux nuances et à la complexité du monde, plutôt qu’une volonté de le réduire à des paramètres mesurables et contrôlables.
Le technosolutionnisme, en tant que forme d’aliénation, enferme l’individu dans une logique de contrôle technologique qui le déconnecte du monde et de lui-même. En réduisant les problématiques humaines à des questions techniques, il prive l’individu de la profondeur et de la richesse des expériences résonantes, et contribue à une vision du monde déshumanisante.
Dans La convivialité, Ivan Illich propose une critique radicale des systèmes modernes de production et de consommation, prônant une approche centrée sur la convivialité et l’autonomie individuelle. Illich dénonce les excès de la technologie et de la bureaucratie qui, selon lui, déshumanisent les relations sociales et réduisent la capacité des individus à mener une vie épanouissante.
En réponse, il prône un modèle de société où les outils et les institutions sont conçus pour favoriser des interactions humaines plus authentiques et une participation active des citoyens. Le concept de convivialité se réfère à des structures sociales et économiques qui permettent aux individus de développer leurs compétences et de vivre en harmonie avec leurs besoins fondamentaux.
L’ouvrage plaide pour une décentralisation des moyens de production et une réévaluation des valeurs de progrès et de croissance, en faveur d’une existence plus simple et plus significative. Cette réflexion sur la convivialité appelle à réinventer nos modes de vie pour restaurer le sens de la communauté et la qualité des relations humaines.
Le bonheur comme enjeu démocratique
Il est donc indispensable de redonner au bonheur sa dimension politique. La quête du bonheur ne peut se réduire à une simple affaire privée; elle doit être intégrée à un projet de société. Ce projet doit s’appuyer sur la justice sociale, la protection de l’environnement, et la renforcement des droits et des libertés individuels et collectifs. Ce n’est qu’en définissant ensemble un horizon commun, en redonnant vie à des imaginaires optimistes, que nous pourrons espérer construire une société où chacun puisse véritablement s’épanouir.
La démocratie est par nature imparfaite (et le désir d’un régime parfait est une obsession totalitaire et fasciste). Cette imperfection réside dans sa complexité intrinsèque : elle est un système de gouvernance fondé sur la pluralité des opinions, des intérêts et des aspirations. En démocratie, les décisions émergent du compromis, du dialogue et du conflit, ce qui rend l’exercice du pouvoir souvent laborieux et frustrant pour les petits autocrates qui pullulent au sein des sphères politiques. Pourtant, c’est précisément cette imperfection et cette dynamique interactive qui constituent la force de la démocratie et qui, paradoxalement, sont cruciales pour le bonheur des individus.
Ce processus imparfait permet aux individus de participer à la construction de leur société, de s’exprimer et de peser sur les décisions collectives. Cette participation active est non seulement une forme de liberté, mais aussi une source de satisfaction personnelle et collective. Dans une démocratie, le bonheur ne peut pas être conçu comme un état final à atteindre, mais plutôt comme un processus continu de participation et d’engagement dans la vie publique.
Un texte de Corpus
Sources et Ressources :
Le libéralisme et les limites de la justice, Michael Sandel, 1999
La Tyrannie du mérite : Qu’avons-nous fait du bien commun ?, Michael Sandel, 2021
« Accélération » et « Résonance » in : Philippe Zawieja et Franck Guarnieri (coord), Dictionnaire des risques psychosociaux, Harmut Rosa, 2014
Résonance : une sociologie de la relation au monde, Harmut Rosa, 2021
La Convivialité, Ivan Illitch, 1973
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