L’irruption de l’intelligence artificielle dans la production et l’altération des images achève un basculement historique où la photographie et la vidéo, longtemps perçues comme témoins (jamais neutres, puisque la ligne éditoriale et le montage sont déjà une façon de créer une narration et d’influencer les spectateur-ice-s), cessent d’être un gage de réalité. La crise s’enracine dans une mutation technique aussi brutale que silencieuse : la possibilité de générer, en quelques secondes, des scènes d’une cohérence parfaite, dépourvues d’artefacts décelables à l’œil nu, et capables d’imiter non seulement les textures du réel, mais ses accidents, ses incohérences, ses défauts mêmes. D’où l’effondrement d’un pacte tacite sur lequel reposait une certaine presse depuis plus d’un siècle : ce que l’on voit est supposé être arrivé ou, a minima, décrypté.
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La post-vérité à son paroxysme
Cette situation ne se déploie pas dans le vide. Elle rencontre un écosystème médiatique déjà très fragilisé par des décennies de polarisation, où les chaînes d’opinion ont modelé des audiences captives et, à raison, méfiantes quant aux « spécialistes en tout » qui y officient. Dans ce contexte, l’IA ne crée pas la post-vérité ; elle la dote d’un arsenal surpuissant. Les images authentiques deviennent réfutables par simple soupçon et font le grain à moudre des autocrates. Les faussaires peuvent nier l’évidence sous couvert de “deepfake”, tandis que des campagnes de harcèlement ou de diffamation peuvent s’appuyer sur des visuels fabriqués pour détruire une réputation, un mouvement social ou une institution. La vérité n’est plus seulement discutée : elle est en train de devenir illisible.
Comment sortir du brouillard ?
Les solutions, encore imparfaites, existent. Elles relèvent d’un triple chantier. Le premier est technologique : il s’agit de développer des systèmes de traçabilité des images authentiques, fondés sur des signatures cryptographiques intégrées au moment de la capture et vérifiables indépendamment. Ces travaux sont engagés par plusieurs consortia internationaux et visent à créer une chaîne de confiance depuis la production de l’image jusqu’à sa diffusion. Ils ne résoudront pas tout, mais ils établissent un socle minimal de certification.
Le deuxième chantier est institutionnel et médiatique. Les rédactions devront systématiser la vérification visuelle avec des équipes dédiées, comme elles l’ont fait pour le fact-checking textuel il y a une décennie. Les médias les plus rigoureux, qu’il s’agisse de grands quotidiens internationaux, d’organes spécialisés dans l’investigation numérique ou de centres universitaires travaillant sur l’OSINT*, constituent aujourd’hui les sources les plus fiables pour comprendre l’évolution de ces techniques et leurs contre-mesures. La lecture assidue de titres ayant maintenu une indépendance éditoriale, appuyés par des départements de vérification, demeure une nécessité pour quiconque cherche à ne pas se laisser absorber par le bruit désinformationnel.
(*) Pratique consistant à recueillir, analyser et vérifier des informations accessibles publiquement, qu’il s’agisse de données en ligne, de documents officiels ou de traces géolocalisées, afin d’établir des faits de manière rigoureuse.

Le troisième chantier est culturel et éducatif. La société devra intégrer un rapport nouveau aux images, analogue à celui qu’elle a progressivement développé face aux textes après l’invention de l’imprimerie. Non pas un scepticisme généralisé, mais une compétence critique fondée sur l’analyse du contexte, la cohérence narrative, la source de diffusion, la temporalité et l’interdépendance des preuves. Sortir de la post-vérité implique d’accepter que la vérité n’existe pas dans une image isolée, mais dans le faisceau de méthodes qui en établit la fiabilité. Et le chantier est énorme, surtout quand on sait que les grandes chaînes font désormais leur audience sur le spectaculaire et donc, assez souvent, pour ne pas dire en permanence, sur le mensonge et la propagande.
Pour aller plus loin : l’intelligence artificielle nous rend-elle plus cons ?
La sortie de cette phase ne consiste à construire un environnement cognitif plus robuste, où la confiance ne dépend plus de l’effet de réel, mais du processus rigoureux qui permet d’établir la factualité. Autrement dit, la vérité ne sera plus visible ; elle devra être démontrable. Le reste n’aura aucune valeur et il serait bien que les citoyen-nes et élu-es s’en saisissent dès maintenant.
Les réseaux sociaux : décharge à ciel ouvert qu’il faut réinventer
La transformation des réseaux sociaux en vaste dépotoir cognitif n’est pas une hypothèse dystopique : c’est une dynamique déjà visible. Les plateformes, obsédées par l’optimisation publicitaire, ont progressivement façonné un environnement où la valeur d’un contenu ne dépend plus de sa véracité, mais de sa capacité à retenir l’attention. L’IA vient seulement parachever ce mouvement en industrialisant la production de stimuli. L’espace public se retrouve saturé d’images et de récits sans ancrage, qui prolifèrent comme des déchets numériques, circulant à un rythme supérieur aux capacités humaines de vérification ou même de simple digestion intellectuelle.
Pour aller plus loin : faut-il quitter les réseaux sociaux ?
Cette dégradation n’est pas un accident. Elle correspond à une économie de l’attention qui récompense le spectaculaire, l’indignation, la caricature et la polarisation. Ce n’est pas que plus rien n’y soit vrai ; c’est que le vrai et le faux y sont désormais indifférents, noyés dans la même soupe algorithmique. Avec l’IA, la confusion gagne en efficacité, puisque la matière première de l’emballement médiatique peut être générée sans effort, sans témoin et sans responsabilité.
Lorsqu’un média atteint un seuil de saturation toxique, il cesse d’être perçu comme un espace de connaissance et perd en légitimité. La télévision a connu ce phénomène, la presse à scandale aussi (bien qu’une partie importante de la population y soit encore sensibles). Les réseaux sociaux ne feront sans doute pas exception. Leur utilité va se réduire, non par effondrement spectaculaire, mais par désaffection progressive de ceux qui cherchent autre chose qu’un vacarme constant. Ou bien, d’autres verront le jour, les anciens se transformeront, pour essayer de proposer des contenus authentifiés dont il reste encore à définir les méthodes de vérification (peut-on faire confiance au secteur privé comme public dans ce domaine tant les enjeux sont cruciaux ?). On observe déjà un recentrage de l’attention vers des espaces plus contrôlés, des médias à la ligne éditoriale assumée, ou des formats longs qui exigent un minimum d’investissement intellectuel.
Rien n’interdit d’espérer un peu, même si l’époque ne facilite pas l’exercice. Le bruit ne fait pas disparaître le réel ; il l’obscurcit seulement. Et malgré tout ce tapage algorithmique, il reste possible de choisir où l’on pose son regard et c’est peut-être justement, au-delà des écrans.
Un texte proposé par Corpus
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Une réflexion sur “Intelligence Artificielle : les images en tant que preuves ne valent plus rien”