La publicité s’est imposée comme un des principaux fondements de l’économie. Elle ne se contente plus de vanter un produit : elle fabrique des désirs, occupe nos imaginaires, colonise nos espaces visuels et mentaux. Pourtant, rares sont celles et ceux qui en sortent véritablement satisfaits. Et si, du jour au lendemain, nos villes, nos écrans, nos journaux redevenaient muets du vacarme des marques ?
Temps de lecture : 9 minutes
Création artificielle des besoins et destruction du vivant
Certaines multinationales comme Nestlé ou Coca-Cola, pour ne nommer qu’eux, exploitent intensivement des ressources hydriques locales déjà fragiles, au point d’en priver l’accès aux habitant-e-s. Elles revendent ensuite cette eau sous forme embouteillée, à des prix souvent incompatibles avec les revenus des populations concernées (2). Dès lors, la publicité ne se contente pas d’informer de l’existence d’un produit car Nestlé ne fabrique pas de l’eau, elle fabrique des bouteilles en plastique. Elle fabrique la nécessité d’accéder à une chose inutile (de l’eau ou un soda ultra sucré en bouteille) en cachant le coût social et écologique que cette activité engendre grâce à la publicité et au marketing (3).
En France, un rapport a démontré que les dépenses publicitaires élevées contribuaient directement à « l’approfondissement d’un modèle de croissance basé sur une consommation insoutenable » (5). Cette surenchère publicitaire entraîne une production accrue, qui impose une pression énorme sur les ressources naturelles : « la hausse de la consommation entraînée par la publicité a un impact négatif sur le climat et l’environnement », relève Greenpeace, qui calcule que la pub automobile et aérienne a généré jusqu’à 600 millions de tonnes de CO₂ en 2019 (7). Une étude parue dans l’ouvrage Perspectives: Advertising and climate change – Part of the problem or part of the solution? va également dans ce sens, estimant que 70 % des émissions mondiales proviendraient de décisions de consommation ménagère… (6).
Colonisation des espaces mentaux et visuels
Le philosophe Herbert Marcuse parlait du rôle des médias et de la publicité dans la constitution de l’unidimensionnalité des individus (ils ne perçoivent qu’une dimension du monde, celle offerte par la consommation). La publicité y contribue en effaçant l’espace de l’altérité du désir, en ne laissant que la répétition du modèle marchand. Serge Latouche, économiste français, note ainsi que « le premier pilier [du système capitaliste] est la publicité : elle pousse les individus à acheter des produits dont ils n’ont souvent pas besoin » (10).
Des chercheur-euse-s montrent qu’une exposition intensive à la publicité renforce l’idéologie selon laquelle acheter améliore le bonheur (8). Ainsi, les personnes très « matérialistes » font état de moins de bien-être (émotions négatives, faible estime de soi, dépression, anxiété…) que les autres (9). De même, la publicité crée chez beaucoup de faux besoins et de l’insatisfaction permanente. Le discours publicitaire survalorise sans cesse la croissance et le « toujours plus », au mépris des limites personnelles et écologiques.

Sur le plan psychologique, cette omniprésence est également délétère car nous développons des comparaisons sociales incessantes et des attentes irréalistes : on s’imagine que posséder tel objet ou avoir tel corps fera de nous une personne « performante », « accomplie » ou « heureuse ». L’exposition continue à ce genre de messages conduit à des attitudes « anti-solidaires » et à « moins de comportements responsables » (9). En sommes, plus on est imprégné par la publicité, moins on porte d’intérêt aux enjeux communs (social ou écologique) et plus on cherche à creuser le vide par la consommation personnelle.
Pour aller plus loin : Pourquoi tous vos potes veulent courir des marathons ?
La publicité offre la promesse d’un bonheur, d’une satisfaction, d’un affranchissement par la consommation. Mais elle instaure simultanément un déficit permanent : jamais le désir atteint sa pleine satisfaction parce que tant que l’objet est consommé, un autre doit arriver, un nouveau modèle, une version améliorée, une sensation renouvelée. C’est la logique de l’obsolescence désirée. Contrairement à l’obsolescence programmée, qui vise à réduire la durée de vie physique d’un produit, l’obsolescence désirée s’appuie sur des facteurs psychologiques, comme le désir de nouveauté et la pression sociale, pour encourager les consommateur-ice-s à remplacer un produit qui fonctionne encore (basiquement votre smartphone). La publicité participe à la captation de l’imaginaire, à l’aliénation des individus à des modèles normatifs de consommation.
Se libérer de la dépendance économique de la publicité
Supprimer la publicité revient à retirer un pilier central du financement des médias, de la culture, des contenus et à reconfigurer les relations de pouvoir qu’elle véhicule. Actuellement, les médias d’information et d’opinion, les créateur-ices de contenus, les plateformes numériques, sont très majoritairement dépendant-es des revenus publicitaires. La visibilité, les clics, l’audience sont vendus aux annonceurs, et les contenus sont adaptés aux impératifs de monétisation. Cette dépendance conduit inexorablement à l’auto-censure, à l’alignement sur les attentes du marché et à la standardisation des formes.
En l’absence de publicité, se profile une émancipation des créateur-ices : contenus moins dictés par les marques, plus libres, plus diversifiés. C’est une promesse de pluralité et de désaliénation du champ culturel et médiatique. Le temps pourrait revenir au fond, à la réflexion, à l’expérimentation non instrumentalisée. Le désir change de nature : il ne se situe plus dans l’objet-marchandise mais dans l’agir, le commun, la créativité et le partage.
Vers une société de décroissance conviviale
Dans un monde débarrassé de la publicité, les entreprises seraient contraintes de concentrer leur production sur les besoins effectifs des populations, faute de pouvoir stimuler artificiellement des désirs superflus. Cette réorientation impliquerait une répartition plus équitable des biens, condition indispensable à la prospérité d’un système fondé sur l’utilité réelle plutôt que sur la création permanente du manque. Une telle logique rejoint naturellement les théories de la décroissance et de la sobriété conviviale, qui promeuvent une économie fondée sur la modération, la justice sociale et la réduction volontaire de l’emprise consumériste.

Dans un cadre démocratique où la régulation fiscale serait pleinement appliquée, l’accumulation extrême de richesse est impensable (puisque inutile), car les flux de capitaux sont continuellement rééquilibrés par l’impôt et les mécanismes de redistribution. Cette dynamique limite mécaniquement l’apparition de fortunes démesurées, en réinjectant dans le circuit commun les excédents qui se concentreraient entre quelques mains (celles qui polluent le plus par ailleurs). Une telle architecture permettrait de rediriger ces ressources vers les populations les plus vulnérables, renforçant la cohésion sociale et la stabilité politique.
Comme l’explique Timothée Parrique (économiste et théoricien de la décroissance), il s’agirait de « réduire la production et la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et de bien-être » (12). Autrement dit, on passe d’une logique de maximisation (toujours plus de PIB) à une logique de contentement : on privilégie les indicateurs sociaux et écologiques aux indicateurs financiers qui ne prennent pas en compte leur propre disparition dans un monde qui s’effondre.
Déprivatisation de l’espace public
L’espace public urbain est aujourd’hui structuré autour d’un principe implicite selon lequel chaque mètre carré doit générer une valeur économique immédiate. En se dégageant de cette obsession, les collectivités pourraient réintroduire dans la forme urbaine des fonctions non marchandes: des zones de rencontre, des espaces verts, des lieux d’apprentissage, des ateliers municipaux, des terrasses sans obligation de consommation, bref tout ce qui permet à une population de se reconnaître comme communauté plutôt que comme une clientèle.
La transformation de l’espace public sans saturation commerciale conduit naturellement à revoir l’usage des rez-de-chaussée, ces lieux traditionnellement cannibalisés par les franchises et les enseignes interchangeables envahissant toutes les villes du globe. Libérés de la pression immobilière imposée par des investisseurs pour qui le tissu urbain n’est qu’un portefeuille vertical, ces espaces pourraient accueillir des logements, des coopératives, des bibliothèques de quartier, des salles polyvalentes, des espaces de soin, ou des structures participatives. Ils offriraient des activités dont la valeur sociale dépasse largement la capacité à générer du profit immédiat, même si cette notion paraît impensable à celles et ceux qui raisonnent en termes de rendement au trimestre.
Enfin, un urbanisme moins soumis au commerce inutile redéfinit le rapport à la mobilité. Dans des rues qui ne sont plus conçues pour maximiser le flux des consommateurs, les déplacements peuvent être réorganisés autour du confort, de la lenteur et d’une circulation apaisée. La disparition de cette hypertrophie visuelle imposée par la publicité ouvrirait la possibilité de redonner à la ville une fonction civique plutôt qu’une simple fonction marchande.
Subventionner la production de biens et de services utiles pour la communauté
Bernard Friot, économiste français spécialiste du sujet, rappelle que le financement d’un revenu garanti ne relève pas de la fantaisie mais d’une réorganisation des cotisations et de la valeur, dont la finalité serait de rémunérer les personnes pour leur contribution sociale plutôt que pour leur soumission au marché.
L’objection du coût revient sans cesse lorsque l’on aborde le sujet du revenu universel. Comme si une société capable de financer des campagnes marketing planétaires, des dividendes obscènes et des projets industriels absurdes devenait soudain fragile lorsqu’il s’agit de garantir à chacun les moyens de vivre décemment. Le financement d’un revenu universel, lorsqu’on le pense avec un minimum de rigueur, ne repose pas sur la magie mais sur une redistribution de ressources déjà existantes: les cotisations, la valeur produite par le travail socialisé, les économies générées par la disparition d’aides coûteuses aux multinationales, le rétablissement de l’ISF, la taxation des transactions financières, des émissions carbone et, surtout, la réduction colossale des dépenses liées aux dégâts physiques, sociaux et psychologiques provoqués système actuel… (16). Il s’agit d’un déplacement du flux monétaire, qui cesse d’alimenter les rentes privées pour revenir vers ceux qui permettent réellement à la société de tenir debout.

Ce principe renverse la dépendance à la publicité, car il donne enfin aux individus la possibilité de se consacrer à des activités réellement utiles à la collectivité, sans devoir sacrifier leur temps dans ces emplois vides de sens qui servent surtout à engraisser quelques actionnaires trop occupés à agrandir leur collection de résidences secondaires. Une société où chacun dispose d’un revenu inconditionnel devient une société où l’on peut choisir de réparer des objets plutôt que de les remplacer, cultiver un jardin partagé plutôt que d’entretenir une agriculture industrielle destructrice du vivant.
On vous dira toujours que c’est impossible
Plusieurs dispositifs sociaux aujourd’hui considérés comme des acquis élémentaires ont été, à leur création, perçus comme des extravagances dangereuses, presque des chimères budgétaires promises à l’effondrement immédiat. L’assurance-maladie universelle, par exemple, paraissait irréalisable au début du XXᵉ siècle: protéger toute une population contre le coût de la maladie relevait, selon ses détracteurs, de la pure fiction. On sait ce qu’il en est advenu. Ce système a permis de relever le niveau de santé publique, de prolonger l’espérance de vie et de réduire des inégalités que le marché, livré à lui-même, se serait contenté de maquiller. Il est pourtant visé aujourd’hui par des réformes successives qui minent son universalité.
Les retraites par répartition sont un autre exemple emblématique. L’idée qu’une génération puisse financer la suivante reposait sur un esprit de solidarité sociale que ses opposants jugeaient incompatible avec l’économie moderne. Cette architecture collective a pourtant soutenu des décennies de stabilité sociale et permis à des millions de personnes d’échapper à la vieillesse indigente. On assiste désormais à un effritement méthodique du système, sous prétexte de « modernisation », alors qu’il s’agit surtout de déplacer une part croissante de la valeur vers des acteurs financiers trop ravis de transformer la vieillesse en opportunité de rendement.
L’école publique obligatoire, enfin, fut longtemps décrite comme une folie coûteuse qui ruinerait la nation sans pour autant élever le niveau culturel des masses. Elle a pourtant formé des générations entières, produit une mobilité sociale réelle et ancré l’idée que le savoir n’est pas un privilège mais un droit. Le démantèlement progressif de ses moyens, en particulier dans les zones les plus vulnérables, montre à quel point même les évidences peuvent redevenir fragiles lorsqu’elles se heurtent à des intérêts privés pour qui l’éducation n’est qu’un marché de plus.
S’il est admis que l’espèce la plus « ingénieuse » de la planète peut disséminer des constellations de satellites autour de la Terre ou perfectionner des systèmes d’armement capables de frapper à distance avec une précision chirurgicale, il devient pour le moins incohérent de considérer comme irréalisable la simple ambition de garantir à chacun une existence décente dans un monde encore habitable.
Sources et ressources :
(1) https://www.independent.org/wp-content/uploads/tir/2020/03/tir_24_4_10_whaples.pdf
(2) https://www.courrierinternational.com/article/polemique-en-colombie-un-village-assoiffe-par-une-usine-d-embouteillage_221864
(3) https://www.ebsco.com/research-starters/literature-and-writing/galbraith-critiques-creation-society-mass-consumption
(4) https://antipub.org/climat-ecoutons-le-giec-regulons-la-publicite/
(6) https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/02650487.2022.2140963
(5) https://www.veblen-institute.org/La-communication-commerciale-a-l-ere-de-la-sobriete.html
(7) https://www.greenpeace.ch/static/planet4-switzerland-stateless/2023/08/feb60414-greenpeace_rapport_impact_publicite_suisse_v.pdf
(8) https://www.worldwithoutfossilads.org/listing/perspectives-advertising-and-climate-change-part-of-the-problem-or-part-of-the-solution/
(9) https://adfreecities.org.uk/2023/07/amy-isham-advertising-materialism-people-planet-bad-publicity/
(10) https://www.resilience.org/stories/2023-09-05/degrowth-the-awakening-of-consciousness-before-an-alternative/
(11) https://www.frc.ch/nous-sommes-irrationnels-et-contradictoires
(12) https://major-prepa.com/economie/timothee-parrique-art-penser-pib/
(13) https://arl.human.cornell.edu/linked%20docs/Illich_Tools_for_Conviviality.pdf
(14) https://www.veblen-institute.org/La-communication-commerciale-a-l-ere-de-la-sobriete.html
(15) https://www.fondationdefrance.org/fr/paroles-d-experts/la-democratie-a-besoin-de-medias-independants-la-philanthropie-peut-y-contribuer-gilles-marchand
(16) https://www.lumo-france.com/blog/2023/09/04/la-transition-ecologique-moins-couteuse-que-l-inaction-et-le-maintien-du-systeme-actuel
En savoir plus sur Contremag
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.
Une réflexion sur “Un monde sans publicité”