Faut-il avoir fait des études pour pratiquer la philosophie ?

La philosophie est une discipline qui étudie les questions que l’être humain peut se poser sur lui-même ainsi que l’examen des réponses qu’il peut y apporter. Elle semble, à première vue, indissociable d’une formation intellectuelle longue et exigeante. Pourtant, son origine et sa vocation démocratique invitent à repenser cette dépendance à l’égard de l’institution académique. Peut-on, dès lors, philosopher quotidiennement sans avoir étudié la philosophie ?

Interroger le monde en soi-même en résonance avec celui qui nous entoure

Philosopher, c’est d’abord accepter de suspendre ses certitudes et d’affronter la complexité du réel à partir de son propre rapport au monde. Il ne s’agit pas de rivaliser avec les systèmes conceptuels élaborés par les grand-es auteur-ices, mais de cultiver une attitude réflexive : s’étonner, douter, examiner ses croyances, comprendre ses émotions, chercher la cohérence entre ce que l’on pense et ce que les autres vivent. Lire les philosophes peut nourrir, enrichir et structurer cette démarche, mais elle ne la fonde pas. L’essentiel n’est pas de citer, mais de penser à partir de soi, en articulant l’intime, le monde et autrui comme trois sphères interconnectées les unes avec les autres.

Pour aller plus loin : Pourquoi être contre ?

Le philosophe Michel Serres rappelait que « la philosophie commence quand on s’émerveille », c’est-à-dire lorsque le monde cesse d’aller de soi. Il critiquait par ailleurs la relation autoritaire entre maître et élève et prônait une pédagogie fondée sur l’écoute et le dialogue. Il affirmait que « parler à quelqu’un, c’est d’abord l’écouter » et insistait sur le fait que l’enseignant ne pouvait se situer sur un piédestal, mais seulement transmettre un savoir dont l’élève doit pouvoir s’affranchir. Dans cette perspective, l’apprentissage repose sur la capacité du / de la professeur-e à répondre et à ajuster son discours en fonction de ses interlocuteur-ices. Il valorise une approche décentrée, où le savoir est vu comme un réseau en constante évolution.

Philosophie théorique, rigueur conceptuelle et historique

Si la pratique philosophique peut être spontanée, la philosophie, en tant que champ disciplinaire, exige un travail méthodique. Kant, dans la Critique de la raison pure (1781), distingue l’usage spontané de la raison et l’exercice critique qui examine ses conditions et ses limites. Philosopher, ici, n’est plus seulement questionner, mais penser selon une méthode. Bachelard, dans La formation de l’esprit scientifique (1938), rappelle que « la science, dans son besoin d’achèvement, appelle la philosophie ». Mais cette philosophie, pour être véritable, doit rompre avec les opinions immédiates. Sans formation intellectuelle, on risque de confondre la réflexion avec la simple opinion, la pensée libre avec la pensée vague.

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Hegel, de son côté, souligne que « la philosophie n’est pas un savoir immédiat » : elle suppose un effort dialectique, une connaissance des concepts forgés par l’histoire. Apprendre à philosopher, c’est entrer dans un dialogue séculaire avec les penseur-euses du passé, pour comprendre comment la raison s’est construite et transformée. Ainsi, si l’acte de philosopher est à la portée de tou-te-s, la pensée philosophique « scientifique » — celle qui conceptualise, critique et systématise — requiert un apprentissage. Les études ne créent pas nécessairement la qualité de la pensée, mais elles en affinent la rigueur et la cohérence.

Le risque d’élitisme et l’urgence d’une philosophie populaire

Le problème majeur est que la philosophie académique, en se constituant comme champ très spécialisé, tend à exclure une grande partie de la population. Elle parle un langage technique, souvent abstrait, et semble se couper de la réalité des sujets ou des objets qu’elle ausculte. Or, comme le rappelait John Dewey, philosophe et psychologue américain du XXe siècle, l’éducation doit être un instrument d’émancipation, non de distinction. Martha Nussbaum, philosophe du droit et de l’éthique, insiste, dans son ouvrage Les émotions démocratiques, sur cette dimension civique : la philosophie, en développant le sens critique et l’autonomie du jugement, est une condition de la démocratie. Si elle devient l’affaire d’une élite, c’est la démocratie elle-même qui s’affaiblit.

Il ne faut donc pas trop distinguer la philosophie théorique, discipline historique et conceptuelle, et la philosophie pratique, activité de réflexion et de discernement au cœur de la vie quotidienne. Philosopher ne devrait pas être un privilège, mais une pratique accessible sous différentes formes — au même titre que le sport, la politique ou l’art.

La philosophie qui nous est transmise aujourd’hui reste, sans nul doute, riche, complexe et digne d’intérêt : elle constitue l’un des héritages intellectuels les plus précieux de l’humanité. Mais elle demeure souvent marquée par le prisme d’une réalité élitiste et trop souvent occidentalisée, c’est-à-dire par une expérience du monde propre à celleux qui ont eu le loisir et les moyens de philosopher. Ce prisme tend à invisibiliser le ressenti et la parole de tout un pan de la société, celui des individus pour qui la définition du réel n’est pas un exercice abstrait, mais une nécessité née de la contrainte, du travail ou de la précarité.

Les sciences humaines, avec leurs méthodes empiriques — entretiens, enquêtes de terrain, observations qualitatives —, parviennent parfois mieux à restituer cette dimension vécue de l’existence que la philosophie classique, trop souvent spéculative (tout en restant elles-mêmes élitistes). Ainsi, ces disciplines, si elles veulent redevenir un instrument de compréhension du monde partagé, doit se repenser dans un langage plus accessible et dans un rapport plus attentif à la pluralité des expériences humaines. Même si la lecture (indispensable), y compris de textes de vulgarisation, nourrit la réflexion, la philosophie peut et doit se pratiquer partout : dans les cafés, à l’école, en famille, au travail, entre ami-es, ou en solo. C’est dans ces espaces non institutionnels que renaît une philosophie vivante, incarnée, démocratique.

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Reconsidérer la prétention universaliste du modèle occidental

En Chine, Confucius ne sépare pas la réflexion morale de la conduite éthique : penser juste, c’est agir avec justesse. Le Daoïsme, avec Laozi et Zhuangzi, fait de la philosophie une expérience du vivre selon le Dao, une sagesse incarnée dans le geste et la manière d’être au monde. En Inde, les Upanishads et les écoles du yoga articulent savoir et transformation intérieure : connaître, c’est se connaître, et la théorie n’a de valeur que si elle mène à la libération. De même, dans la pensée bantoue, la sagesse des griots ou la philosophie d’inspiration Ubuntu, la réflexion ne se sépare pas du lien communautaire, du langage ou du rituel : penser, c’est vivre en relation.

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Ces approches rappellent que la philosophie n’a pas partout revêtu la forme d’un discours abstrait, mais souvent celle d’une pratique du vivre. Elles invitent à reconsidérer la prétention universaliste du modèle occidental, qui tend à confondre la philosophie avec sa seule forme savante. Comme le souligne Kwasi Wiredu, philosophe ghanéen, la pensée philosophique ne doit pas être « importée » ou « imitée », mais traduite dans la langue du vécu. Il parle de « décolonisation conceptuelle ». Selon lui, les structures linguistiques « influencent » nos manières de concevoir le réel. Pour un-e Africain-e qui s’exprime, penser et écrire en français ou en anglais, langues de l’ex-colonisateur, n’est pas neutre. Kwasi Wiredu appelle à la vigilance afin de ne pas plaquer sur les réalités africaines des conceptions européennes dont les racines fondamentales sont héritées des Grecs (1).

Pratiquer la philosophie concrètement au quotidien

Cela peut se faire par la tenue d’un journal de réflexion, dans lequel on examine les événements vécus, les choix faits, les réactions éprouvées. Ce travail d’écriture n’exige pas de références savantes : il suppose une sincérité intellectuelle et un effort pour comprendre ce que l’on pense vraiment en le confrontant au point de vue des autres.

Philosopher au quotidien, c’est surtout dialoguer. La discussion — entre ami-es, en famille, sur le lieu de travail — devient un espace de pensée dès lors qu’elle vise non à convaincre, mais à comprendre. Argumenter sans s’imposer, écouter sans se soumettre : ce sont là des gestes philosophiques fondamentaux.

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Une autre manière de philosopher sans érudition consiste à observer le monde. Dans les transports, dans la nature, au sein de la ville, tout peut devenir objet de réflexion : le rapport des individus au temps, à la technologie, au travail, à la solitude. Penser philosophiquement, c’est apprendre à relier l’expérience singulière à des questions universelles : qu’est-ce qu’être libre ? qu’est-ce qu’aimer ? qu’est-ce que vivre ensemble ? qu’est-ce que le travail ?

Enfin, philosopher au quotidien suppose un certain art de la lenteur et du silence. Dans une époque saturée d’informations, réfléchir demande de suspendre le flux, de créer un espace intérieur. La marche, la méditation, la lecture lente d’un texte ou d’un poème peuvent devenir des supports fertiles pour la pensée.

Philosopher sans agir c’est laisser mourir les idées

Une philosophie sans pratique est une philosophie inachevée. Lire des ouvrages révolutionnaires, réfléchir sur la justice, la liberté ou l’égalité, n’a de sens que si ces idées trouvent un prolongement dans le réel. Sans cet ancrage, la pensée se dissout dans l’idéologie : un discours abstrait, détaché des conditions matérielles de l’existence.

Philosopher sans agir, c’est risquer de penser dans l’éther des idées, sans jamais éprouver la résistance du monde. L’engagement — qu’il soit militant, social, artistique ou éthique — donne chair à la pensée. Il ne s’agit pas d’opposer la théorie et la pratique, mais de comprendre que la première ne vaut que par la seconde. Une philosophie qui ne s’incarne pas dans le réel devient un exercice d’esthétisme intellectuel, une forme d’art pour l’esprit, mais sans prise sur le monde.

Pour aller plus loin : Être en colère et joyeux ou les vertus de l’indignation

La réflexion, dès lors, ne peut se contenter d’être contemplative : elle est un acte, une prise de position, un risque. De même, Paulo Freire, dans sa Pédagogie des opprimés, insiste sur la nécessité d’une pensée qui libère : la conscience critique n’a de valeur que si elle s’accompagne d’une praxis, c’est-à-dire d’une action transformatrice.

Refuser la mise en pratique de la pensée, c’est s’enfermer dans une bulle intellectuelle où les concepts perdent leur portée politique et humaine. La philosophie retrouve sa vérité lorsqu’elle devient engagement, non pas seulement militant, mais existentiel : lorsqu’elle conduit à agir autrement, à vivre autrement, à transformer — même modestement — la réalité qui nous entoure.


Sources et ressources :
(1) https://www.philomag.com/articles/mort-de-kwasi-wiredu-pere-de-la-decolonisation-conceptuelle


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