Jésus était-il de gauche ?

Certes, il est un peu anachronique que d’appliquer à un homme du 1er siècle les clivages politiques hérités de la révolution française et de la modernité occidentale. Pourtant, le message de Jésus Christ semble, à bien des égards, résonner avec des idéaux qu’on associerait spontanément à la gauche : justice sociale, solidarité, égalité, compassion envers les plus faibles, dénonciation de l’hypocrisie morale et de l’accumulation des richesses, etc. Mais alors, comment se fait-il que le christianisme contemporain soit si souvent aligné avec les forces conservatrices, antisociales et réactionnaires ?

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Un message originel éminemment subversif


À en croire les Évangiles et l’Histoire, Jésus fut un homme en rupture. C’est ce que rappelle le théologien et exégète José Antonio Pagola dans son ouvrage Jésus : Approche historique (2007), où il décrit Jésus comme « un prophète itinérant du Royaume, qui annonce la libération des opprimés et la chute des puissants, qui refuse le ritualisme sclérosé pour redonner sens à la Loi dans l’amour du prochain ». Attention à vos fesses Bernard et Vincent…

« Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous. Mais malheur à vous, les riches, car vous avez votre consolation. » (Luc 6, 20.24)

Même Benoît XVI, pourtant considéré comme un pape conservateur, reconnaissait que le Christ s’inscrivait dans la tradition prophétique juive de contestation des privilèges : « La critique de la richesse, le refus de l’injustice, le souci des pauvres sont des constantes du message de Jésus. » (1) Difficile, dès lors, de ne pas percevoir une parenté — du moins partielle — entre cette éthique et les idéaux contemporains d’égalité, de protection des plus vulnérables et de remise en question des dominations.

Aux origines, le christianisme fut perçu par l’Empire romain comme une menace pour l’ordre établi. Le message d’un royaume de Dieu supérieur aux lois des hommes, la critique implicite du culte impérial et la constitution de communautés indépendantes inquiétaient les autorités. Jésus lui-même fut exécuté par crucifixion, un supplice réservé aux esclaves et aux séditieux, et les premières formes de pensée chrétienne hétérodoxe, comme la gnose, furent durement réprimées. Pourtant, à mesure que la foi s’étendait dans tout le bassin méditerranéen, elle cessa d’apparaître uniquement comme subversion pour devenir, sous Constantin et ses successeurs, un instrument d’unification idéologique…

Le christianisme institutionnel comme nouvelle matrice du pouvoir Romain

L’Empire Romain d’Occident, miné par des tensions internes et externes, trouva dans le christianisme un outil de cohésion, d’encadrement moral et de légitimation verticale du pouvoir. Dès les premiers siècles, la foi chrétienne s’est greffée sur la structure de l’Empire romain, contribuant à la formation d’une Église puissamment hiérarchisée, patriarcale, et impériale. Le christianisme, en devenant progressivement une religion d’État, a subi une métamorphose politique, s’éloignant souvent de sa dimension subversive originelle.

Du côté de l’Empire d’Orient, qui survécut près d’un millénaire, l’Église tissa et conserva des liens étroits avec l’empereur, qui gardait un rôle prééminent dans les affaires religieuses (le césaro-papisme). Cette différence conduisit progressivement à une divergence doctrinale, culturelle et liturgique, culminant avec le schisme de 1054 : d’un côté, le catholicisme romain, centralisé autour du pape et marqué par le latin ; de l’autre, l’orthodoxie, attachée à la collégialité des patriarches et enracinée dans la tradition grecque (c’est vite fait résumé mais j’ai déjà perdu a moitié des lecteur-ices).

Ce que l’on appelle aujourd’hui « l’Église » – dans sa forme institutionnelle et dogmatique – s’est donc peu à peu constituée comme un pouvoir parmi les pouvoirs, puis comme un outil de compromis politiques avec les nouvelles peuplades germaniques et scandinaves s’installant durablement. Avec le temps et de nombreuses conversions, les papes médiévaux devinrent à la fois des chefs spirituels mais aussi des princes, disposant d’armées et de territoires, décidant de croisades et d’excommunications, siégeant parmi les puissants de ce monde (4). Tout l’inverse de l’idée de base donc…

D’un culte séditieux à une idéologie traditionaliste et réactionnaire

La tradition institutionnelle chrétienne s’est très souvent alignée sur les structures dominantes. Elle a justifié l’ordre féodal, soutenu l’esclavage, béni les conquêtes coloniales, et aujourd’hui encore, une partie de l’appareil ecclésial légitime l’ordre néolibéral sous des habits moraux. Ce que les catholiques traditionalistes appellent aujourd’hui « la tradition » est donc en grande partie l’héritage de ce basculement originel : quand la religion est devenue pilier de l’ordre établi (et non le message du Christ).

Évangile selon Matthieu (21, 12-13)
« Jésus entra dans le Temple et il chassa tous ceux qui vendaient et achetaient dans le Temple ; il renversa les tables des changeurs et les sièges des vendeurs de colombes. Et il leur dit : Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière. Mais vous, vous en faites une caverne de brigands ».

La sociologue Danièle Hervieu-Léger, dans Le pèlerin et le converti (1999), montre que les institutions religieuses en France ont longtemps été des bastions de l’ordre moral, soutenant la famille nucléaire, la hiérarchie des sexes, et la souveraineté nationale. Cette tradition, issue d’une longue histoire de collusion entre trône et autel, a survécu à la sécularisation. Aujourd’hui encore, elle irrigue les milieux catholiques dits « identitaires », très actifs dans les manifestations contre le mariage pour tou-te-s, l’avortement ou l’euthanasie, et qui se présentent comme les derniers défenseurs de la « civilisation chrétienne ».

Aux États-Unis, cette récupération atteint son paroxysme dans le mouvement évangélique trumpiste, où Jésus devient une figure virile, conservatrice et nationaliste, comme le dénonce Kristin Kobes Du Mez dans Jesus and John Wayne (2020), qui analyse comment le protestantisme américain a réinventé un « Jésus soldat » au service d’un agenda masculiniste et patriote.

Les chrétiens traditionalistes défendent un corpus moral qui naturalise les inégalités (hommes/femmes, riches/pauvres, hétéros/autres sexualités), et se posent en remparts contre ce qu’ils perçoivent comme les dérives du relativisme moderne. Dans les faits, ces branches du christianisme occidental (que l’on retrouve aussi bien chez les catholiques, les protestants ou les orthodoxes) évolue souvent dans des cercles sociaux protégés, culturellement homogènes, parfois ancrés dans des élites économiques ou politiques, ce qui peut les rendre imperméables aux réalités vécues par les plus fragiles : migrations, précarité, discriminations, détresse écologique, etc.

Divorce entre la gauche et le religieux en Europe

Sous l’Ancien Régime, l’Église catholique était souvent alliée aux élites conservatrices (monarchies, grands propriétaires), ce qui a nourri chez les républicains et les socialistes du XIXᵉ siècle un anticléricalisme virulent hérité de la Révolution. Dans les années 1860-1900, la question de Rome et du statut politique du pape cristallise les tensions en France et en Italie (5). En France, par exemple, l’Affaire Dreyfus (1894–1906) et le long combat pour la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905) voient la gauche radicale en pointe contre l’influence cléricale – un anticléricalisme culminant avec des discours publics très marqués (la gauche fait afficher les discours antireligieux de ses députés).

Parallèlement, les idéologies socialistes et communistes naissantes ont explicitement dévalorisé le rôle de la religion. Marx et Engels introduisent une conception a-historique et matérialiste du socialisme, où « la religion est l’opium du peuple » et qui résume la vision du christianisme comme consolation illusoire masquant l’aliénation sociale (6). Le Manifeste communiste (1848) et d’autres écrits associent le christianisme aux rapports de classes dominants. Avec la révolution russe de 1917, le marxisme-léninisme instaure dans les pays communistes une politique d’athéisme d’État, renforçant l’idée que le socialisme et la foi religieuse sont incompatibles.

« Prier Dieu c’est non, mais vénérer Lénine et Staline c’est OK! »

Ainsi, au début du XXᵉ siècle de nombreux partis socialistes/ouvriers (ex. parti socialiste français, parti social-démocrate allemand) deviennent officiellement laïcs et refusent l’ingérence de l’Église en politique. Ils revendiquent souvent la neutralité religieuse des membres (la religion étant « une affaire privée ») tout en menant une action politique visant à réduire l’influence des institutions religieuses dans la société.

« La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » (Karl Marx)

La théologie de la libération, une tentative de réconciliation entre la religion et le socialisme

La théologie de la libération, née en Amérique latine dans les années 1960-70 autour de figures comme Gustavo Gutiérrez au Pérou, Leonardo Boff au Brésil ou Jon Sobrino au Salvador, a constitué une tentative radicale de conjuguer la foi chrétienne avec une praxis socialiste. Inspirée par le concile Vatican II (1962-65) et par la conférence épiscopale de Medellín (1968), elle prônait une « option préférentielle pour les pauvres » et l’engagement du clergé auprès des mouvements populaires, en particulier dans des pays marqués par de fortes inégalités sociales, des régimes autoritaires et la répression des opposants. En pratique, prêtres et religieux ont rejoint les communautés de base, soutenu les syndicats, parfois même participé à des guérillas contre des dictatures militaires en Amérique centrale.

« Quand j’aide les pauvres, on dit que je suis un saint. Lorsque je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de communiste » (Hélder Câmara, Évêque Brésilien).

La réception par les pouvoirs en place fut largement hostile, et ce sur deux plans distincts. D’un côté, les dictatures militaires et les oligarchies locales ont vu dans la théologie de la libération une menace directe : en associant le christianisme au socialisme, elle brisait le monopole idéologique qui associait foi et ordre établi. De nombreux prêtres et religieuses ont été persécutés, arrêtés, voire assassinés – l’exemple le plus emblématique étant l’archevêque Oscar Romero, assassiné en 1980 à San Salvador après avoir dénoncé les crimes de l’armée. Du côté de Rome, la hiérarchie ecclésiastique elle-même, et notamment le Vatican représenté par Jean-Paul II, a adopté une position méfiante, voire hostile à cette mouvance tout en défendant la cause des plus pauvres.

Soutenir les prédateurs tout en protégeant les victimes, en voilà un miracle qui n’est pas mentionné dans les textes.

Gauches chrétiennes et socialismes religieux

Dès le XIXᵉ siècle émergent, en Europe, des théologies sociales et des groupes chrétiens (catholiques ou protestants) se réclamant de la justice sociale : le socialisme chrétien ou le christianisme social. Ces mouvements, inspirés par l’enseignement social du christianisme, défendent l’aide aux pauvres et prônent l’égalité humaine, parfois via des réformes politiques (7).

Cependant, ces « gauches chrétiennes » restent marginales par rapport aux grands partis de gauche laïque et aux partis chrétiens (démocrates chrétiens de centre-droit). Comme le note le sociologue Jean-Louis Schlegel, il n’existe presque plus de gauche chrétienne visible en politique aujourd’hui, même si beaucoup de militant-es de gauche peuvent être croyant-es « sans mettre en avant leur foi » (8).

Cette invisibilité s’explique en partie parce que l’Église institutionnelle a souvent désapprouvé le mélange de religion et de politique de gauche (pénalisant des mouvements comme le Sillon dès 1910), et parce que la droite chrétienne (ou les partis « démocrates-chrétiens ») a su rassembler autour de la « tradition » et des textes sacrés.

Des textes qui ont été rédigés ni par Jésus ni par ses apôtres

Aucun texte du Nouveau Testament n’a été rédigé directement par Jésus. Il n’a laissé ni autobiographie, ni recueil de paroles écrites de sa main. Ce sont ses disciples et surtout les générations suivantes qui ont mis par écrit la mémoire de ses paroles et de ses actes. Les quatre évangiles canoniques (Matthieu, Marc, Luc et Jean) furent rédigés entre environ 70 et 100 de notre ère, soit plusieurs décennies après la crucifixion.

Saint Paul, figure centrale de la diffusion du christianisme, n’a jamais connu Jésus de son vivant ; sa rencontre fut spirituelle, sur le chemin de Damas. Pourtant, ses lettres constituent une part essentielle du Nouveau Testament, et elles fixent une théologie qui a parfois plus marqué la tradition chrétienne que le message évangélique lui-même (12).

Un militaire allant prêcher la paix et l’amour aux confins du monde

Les textes ont connu de multiples transmissions et traductions. Ils furent d’abord rédigés en grec (même les paroles d’un prédicateur galiléen qui parlait araméen), puis traduits en latin et ensuite dans d’innombrables langues vernaculaires. Ce travail fut longtemps contrôlé par des moines copistes et par des autorités ecclésiastiques qui décidaient du canon officiel.

Les historien-nes et exégètes reconnaissent qu’il est presque impossible de retrouver la voix brute de Jésus, tant elle a été « médiatisée » par des auteurs, des traductions, des choix politiques et doctrinaux. On peut dire que le christianisme repose moins sur le message originel de Jésus que sur l’interprétation collective et institutionnelle qui en a été faite au fil des siècles.

Inversion des valeurs originelles au profit des imaginaires nationalistes

Le tournant des années 1980-2000 pousse certains pays d’Europe à revaloriser leurs racines « judéo-chrétiennes » (terme qui n’a aucun fondement historique par ailleurs et qui occulte plus de deux millénaires d’antisémitisme chrétien) contre la « submersion » migratoire supposée (11). Ces événements ont contribué à identifier le christianisme, dans le discours politique, à une « civilisation » occidentale menacée, légitimant une rhétorique nationaliste et identitaire. Toutefois, il semblerait que les plus pratiquant-es ne soient pas les plus acquis aux causes de l’extrême droite…

En France, une étude IFOP (2023) montre que les chrétiens votent plus que la moyenne pour le Rassemblement National, surtout quand ils ne sont pas engagés dans une pratique communautaire active (9). Le phénomène est semblable aux États-Unis : la plupart des évangéliques blancs, assez peu pratiquants, constituent un important réservoir de voix pour la droite républicaine. Près de 80 % d’entre eux ont voté pour Donald Trump en 2020 (10).

Des statistiques intéressantes tant elles démontrent un décalage entre pratique réelle et appropriation des symboles afin de légitimer des politiques racistes, misogynes, homophobes, transphobes et antisociales.

Alors, Jésus était-il de gauche ? Jésus était-il un hippie ? Jésus aimait-il se mettre des petits godets de cervoise dans le gosier après avoir accomplis des miracles ? On ne le saura jamais. Néanmoins, l’invocation récurrente de la religion comme paravent idéologique des valeurs conservatrices apparaît comme l’une des plus éclatantes hypocrisies du pouvoir.

Amen.

Un article proposé par Comme un Démon


Sources et ressources :

(1) https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20090629_caritas-in-veritate.html
(2) Carl Bernstein et Marco Politi, Sa Sainteté Jean-Paul II, Édition Plon, 1996, p. 181-182.
(3) L’État et les religions en France : Une sociologie historique de la laïcité, 2016
(4) https://yalebooks.yale.edu/book/9780300036428/christianizing-the-roman-empire/
(5) https://books.openedition.org/efr/44425
(6) https://journals.openedition.org/assr/59943
(7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Gauche_chretienne
(8) https://riposte-catholique.fr/archives/109562
(9) https://regardsprotestants.com/actualites/societe/les-chretiens-le-culte-de-la-force-et-le-vote-dextreme-droite/
(10) https://www.yesmagazine.org/social-justice/2019/12/24/political-christian-belief
(11) La civilisation judéo-chrétienne, Anatomie d’une imposture, Sophie Bessis, 2025
(12) Le Royaume, Emmanuel Carrere, 2014
(13) https://www.lemonde.fr/societe/article/2012/12/18/les-chretiens-sont-le-premier-groupe-religieux-au-monde_1807767_3224.html
(14) https://atlasocio.com/classements/religions/christianisme/classement-etats-par-adherents-christianisme-nombre-monde.php


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