Eddington : sans réalité commune, faire société est impossible

Sous le prisme d’un affrontement municipal entre le shérif Joe Cross et le maire Ted Garcia, le dernier film de Ari Aster expose une communauté dont la vérité se dissout dans une myriade de récits mis en concurrence sur le marché de l’attention : rumeurs, revanches personnelles, théories du complot exacerbées par le COVID, protestations Black Lives Matter teintées d’appropriation culturelle, culture de l’inceste et patriarcat, dérives sectaires… Le datacenter Solidgoldmagikarp devient alors le symbole de ce brouillage cognitif et probablement le seul vainqueur d’une réalité noyée par la mise en scène individuelle et auto-centrée de chaque protagoniste. Comment survivre dans ce western où le world wide web ensauvagé rend toute forme de dialogue impossible ?

Post-vérité : « plus personne n’y comprend rien »

Dans un monde où l’espace public est devenu une réalité secondaire, fragmentée, saturée de contradictions, et incapable d’être vécues collectivement – chaque communauté locale fonctionne en chambre d’écho, sans horizon de convergence. L’ère numérique fragmente les récits, valorise le spectacle à valeur émotionnelle et désamorce toute construction collective du sens.

C’est ainsi que le récit noue les personnages autour de leurs écrans : Louise, l’épouse de Joe, vendant ses créations par internet à de faux clients simulés par ce dernier, sa mère biberonnée à toutes les théories conspirationnistes, ou encore de jeunes protestataires plus motivé-e-s par la visibilité sur les réseaux que la véritable quête de justice sociale. Cette obsession du « visible » — selfies, livestreams, ring lights brandies en tribune improvisée — suggère un monde où l’engagement politique devient prétexte à performativité. Mais cette performativité n’est pas anodine : elle renvoie à une rupture profonde dans la manière dont les individus conçoivent leur appartenance à un groupe social fantasmé. Iels ne cherchent plus tant à changer le monde qu’à se faire voir du monde. Le politique, réduit à une série d’expressions spectaculaires, perd sa puissance de rassemblement et de dialogue. Le langage, dévoyé en slogans, perd de sa substance et exacerbe les tensions au lieu des les apaiser.


Dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville s’inquiétait de voir les citoyen-nes se replier dans une sphère privée d’où ils observent la vie publique comme un spectacle lointain, n’agissant que lorsqu’un intérêt personnel est en jeu. Le film d’Aster caricature cette tendance contemporaine, où la politique se vit non plus dans les assemblées ou les mobilisations structurées, mais dans des boucles narcissiques publiques où l’indignation devient une mise en scène comme une autre.

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La perte d’un horizon commun évoque également les thèses de Cornelius Castoriadis sur l’imaginaire social. Dans L’institution imaginaire de la société, il rappelle que toute société repose sur une création symbolique partagée, un « magma » de significations communes qui permettent aux individus de s’orienter collectivement. Or, le monde d’Eddington se caractérise précisément par l’effondrement de cette capacité symbolique à faire société : chacun habite son propre imaginaire algorithmique, sa propre indignation calibrée et intéressée, sans accès à un vrai débat. La ville devient alors le théâtre d’un éclatement généralisé où la communication est impossible et où les conflits ne peuvent se régler, dans un pays où le port d’arme et le divertissement sont survalorisés, que par des affrontements spectaculaires.

Western contemporain ou le « world wild web » ensauvagé

Ari Aster signe avec Eddington une relecture saisissante du western américain dans une époque où la nation n’est plus conquérante mais sur le déclin. Le vrai duel n’oppose pas un shérif à un hors-la-loi, mais un citoyen à son propre reflet médiatique, à l’image de Joe, protagoniste impuissant, dont les tentatives de rétablir l’ordre local échouent dans la cacophonie tout en mettant en exergue ses propres blessures familiales et personnelles.

En cela, Eddington s’inscrit dans une filiation contemporaine du western désenchanté, rejoignant No Country for Old Men (Frères Coen, 2007) dans sa vision d’un monde où le mal n’est plus vraiment identifiable, et qui montrait déjà un Texas déserté par la promesse du rêve américain. Aster ajoute une strate supplémentaire : celle de la simulation, de la mise en scène de soi, où chacun devient à la fois cowboy, juge, bourreau, victime et public de son propre récit. Il rejoint ainsi les intuitions prophétiques de Jean Baudrillard sur la disparition du réel dans les simulacres. Le monde devient une succession d’illusions auto-référentielles, où ce qui est montré est considéré plus important que le « vrai ».

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Mais là où la frontière américaine semble s’arrêter, cette limite qui sépare la ville d’Eddington d’une réserve où les natifs ont toute autorité, on retrouve une communauté structurée, organisée, apaisée, du moins capable de comprendre les enjeux en cours et de remettre un peu de cohérence entre elle et cette Amérique devenue incontrôlable. Un retournement habile de la symbolique coloniale où les blancs viennent habituellement apporter l’ordre et la justice aux « sauvages » des contrées éloignées.

Dominer par la confusion ou la stratégie trumpiste

La toile de fond que dresse le film n’est pas une anticipation, ni un portrait réaliste, mais un miroir grossissant de notre présent, celui d’une société disloquée, où le pouvoir s’exerce moins par le débat que par la saturation de l’espace cognitif, où la pensée critique est disqualifiée au profit d’une économie du choc et de l’émotion.

Le film s’inscrit en cela dans la continuité d’une veine sociopolitique du cinéma américain (et il est rassurant qu’elle puisse encore exister), qui dénonce les collusions entre pouvoir, médias et industrie du spectacle. L’apparition d’un data-center tentaculaire à la périphérie de la ville — véritable cathédrale contemporaine — rappelle les seuls gagnants déshumanisés de ce système : les GAFAM dans un monde financiarisé, dont la domination repose sur la manipulation des récits et l’ingénierie des affects.

Cette dérive rejoint les thèses de Hannah Arendt sur le totalitarisme, où la destruction de la vérité factuelle devient une condition préalable à l’instauration d’un régime autoritaire. La déréalisation du monde s’étend à son socle matériel, rejoignant ici les constats d’un Mark Fisher dans Realism Capitalist : nous ne parvenons plus à imaginer la fin du capitalisme, mais seulement l’effondrement de tout le reste. Eddington montre à quel point cette logique a contaminé le tissu social jusqu’à ses marges, où les premières victimes du système ne rêvent pas d’égalité ou de justice, mais d’avoir enfin leur quart d’heure de gloire.

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Un texte proposé par Corpus


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