Crépuscule hégémonique et sursaut autoritaire : quand les élites résistent à leur déclin

Actuellement, les réseaux de diffusion d’informations, qu’ils soient traditionnels ou numériques, appartiennent majoritairement à des acteur-ices économiques qui défendent leurs propres intérêts de classe. Ces milliardaires, en investissant dans les médias, ne se contentent pas d’exercer une influence purement économique ; ils cherchent à assurer la perpétuation d’un récit historique souvent empreint de visions colonialistes, racistes, misogynes et inégalitaires (vous savez très bien de qui on veut parler). Ce récit, qui s’est longtemps présenté comme le fondement d’un ordre établi, trouve ici un terrain favorable pour se perpétuer, les réseaux de communication jouant un rôle central dans la formation de l’opinion publique et la diffusion de valeurs conservatrices.

Toutefois, même si le discours dominant est soigneusement élaboré et diffusé à grande échelle, ses effets ne semblent pas totalement implacables face aux mutations sociétales. Les travaux récents en sociologie montrent que cette hégémonie rencontre des résistances significatives, notamment à travers la multiplication des voix alternatives et des réseaux de dissidence.

Origines conceptuelles : de la domination à l’hégémonie

Le concept d’hégémonie trouve sa racine dans le grec ancien hēgemonía, qui désignait la suprématie d’une cité-État sur les autres, souvent par des moyens militaires ou politiques. Dans un contexte moderne, c’est dans le marxisme critique que l’idée prend une tournure plus idéologique. Cette intuition sera raffinée par Antonio Gramsci dans l’entre-deux-guerres, alors qu’il cherchait à comprendre pourquoi les révolutions prolétariennes ne se produisaient pas spontanément dans les sociétés occidentales, malgré les contradictions du capitalisme.

Gramsci distingue la domination (exercée par la contrainte ou la force) de l’hégémonie (exercée par le consentement). Selon lui, une classe sociale ne peut se maintenir au pouvoir durablement sans établir une forme d’hégémonie culturelle : c’est-à-dire sans convaincre les classes dominées d’adhérer volontairement, souvent inconsciemment, à un ordre social qui pourtant les défavorise. Cette adhésion se construit dans la sphère de la culture, de l’éducation, des médias, des institutions religieuses et morales, qui deviennent alors des relais idéologiques.

Les mécanismes de l’hégémonie culturelle

L’hégémonie culturelle repose donc sur un ensemble de processus sociaux qui permettent la naturalisation de l’ordre établi. Les institutions éducatives jouent un rôle crucial dans cette transmission. En inculquant dès l’enfance certaines manières de penser, de parler, de se comporter, elles contribuent à façonner des individus conformes aux attentes de l’ordre dominant. L’école, les médias, la famille, mais aussi la production artistique et littéraire participent ainsi à une même entreprise : faire passer les intérêts particuliers d’une classe pour des intérêts universels.

Dans ce cadre, la culture ne se réduit pas à un ensemble d’œuvres ou de pratiques, mais constitue un champ de bataille idéologique, où se disputent les significations, les normes et les récits collectifs. L’hégémonie s’exerce donc non par l’interdiction ou la censure directe, mais par l’orientation des représentations. Elle fonctionne à travers des récits dominants qui structurent la perception du monde : l’idée, par exemple, que le mérite individuel suffit à expliquer les inégalités sociales, ou que le capitalisme est la forme naturelle de l’économie.

Un champ des luttes culturelles

Raymond Williams, dans Marxism and Literature (1977) définit un champ de luttes culturelles entre la culture résiduelle et la culture émergente. La culture résiduelle appartient à une époque antérieure mais continue d’exister dans le présent. Cette culture n’est pas nécessairement en opposition avec l’ordre établi : elle peut même être intégrée à la culture dominante lorsqu’elle est réinterprétée. Par exemple, certaines valeurs traditionnelles comme la piété religieuse, la vie rurale ou le respect strict de l’autorité, bien qu’issues d’un passé révolu, continuent d’être mobilisées dans les discours politiques contemporains, souvent à droite ou à l’extrême droite. Ces formes culturelles résiduelles peuvent tantôt renforcer l’hégémonie (en fournissant un vernis de légitimité historique), tantôt entrer en friction avec elle.

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La culture émergente désigne des pratiques culturelles nouvelles, souvent marginales à leur apparition, mais susceptibles de contester ou redéfinir l’ordre symbolique existant. Ces pratiques peuvent naître dans des sous-cultures, des mouvements sociaux, des innovations artistiques ou technologiques. Par exemple, la culture hip-hop à ses débuts — née dans les quartiers marginalisés de New York dans les années 1970 — constitue une forme de culture émergente. Elle exprimait alors une critique des inégalités raciales, de la pauvreté, de la violence policière, en s’appuyant sur des formes expressives nouvelles (graffiti, rap, DJing, breakdance). Longtemps ignorée ou méprisée par la culture dominante, elle a fini par être partiellement intégrée, récupérée, voire vidée de sa portée contestataire, dans un processus que Williams avait précisément anticipé.

Ce que Raymond Williams met donc en évidence, c’est que l’hégémonie n’est jamais absolue. Elle n’est pas un édifice monolithique, mais un équilibre instable, toujours en tension, toujours susceptible d’être renégocié. La culture dominante est sans cesse traversée, minée ou bousculée par des éléments résiduels ou émergents. L’État et les élites peuvent alors tenter d’incorporer ces éléments pour neutraliser leur potentiel subversif.

Un enchevêtrement de micro-pouvoirs

Gramsci pense le pouvoir en termes de conquête : pour transformer la société, il faut forger une contre-hégémonie, créer des institutions alternatives, conquérir les esprits par un nouveau récit collectif. Michel Foucault, en revanche, refuse la métaphore de la prise de pouvoir. Le pouvoir, selon lui, ne se possède pas, il se pratique, il se reconfigure sans cesse, et chaque individu est à la fois soumis et agent du pouvoir. Autrement dit, là où Gramsci voit une bataille d’idées à mener, Foucault voit un enchevêtrement de micro-pouvoirs, qui façonnent les individus de l’intérieur. Cette subtilité théorique permet de mieux saisir les formes contemporaines de domination, d’autant plus efficaces qu’elles sont diffuses, acceptées, désirées même, par ceux-là mêmes qui les subissent.

Foucault éclaire ainsi les impasses des stratégies révolutionnaires classiques, en montrant que le pouvoir et la domination peut s’exercer aussi bien dans une commune autogérée que dans une école progressiste. Il invite à une vigilance constante, à une analyse fine des rapports de force, même dans les espaces les plus « progressistes ».

Actualité et implications contemporaines

L’hégémonie culturelle est un concept avec ses limites mais toujours pertinent pour comprendre les dynamiques du pouvoir dans les sociétés contemporaines. À l’ère des médias numériques, le champ de la culture s’est considérablement élargi, tout en se fragmentant. Les plateformes comme YouTube, TikTok ou Instagram, tout comme les géants du divertissement tels que Netflix, Disney ou Amazon Prime, deviennent des vecteurs puissants de diffusion idéologique, souvent au service d’un ordre néolibéral globalisé. Ce nouvel ordre ne repose plus uniquement sur la coercition économique ou politique, mais sur la séduction culturelle, l’adoption des modèles de consommation, et la valorisation de l’individualisme compétitif.

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De nombreux-euses chercheur-euses et penseur-euses critiques, comme Noam Chomsky ou Stuart Hall, ont analysé comment les industries culturelles façonnent les préférences, les désirs et les opinions publiques. Le contrôle des récits devient alors un enjeu central pour quiconque cherche à modifier l’ordre social. Les mouvements sociaux contemporains comprennent cette dimension symbolique et investissent activement les champs culturels pour proposer des contre-hégémonies (écologie, féminisme, anticolonialisme, luttes LGBTQIA+, transidentité, décroissance, anticapitalisme, etc…), c’est-à-dire des récits alternatifs susceptibles de remettre en cause la vision du monde dominante.

L’inexorable montée de l’extrême droite partout dans le monde

Des leaders comme Donald Trump aux États-Unis, Javier Milei en Argentine, Victor Orbán en Hongrie, Giorgia Meloni en Italie ou Marine Lepen en France, incarnent, dans une certaine mesure, la réaction d’une partie de la population qui perçoit dans la montée des contre-hégémonies une menace à des repères établis. Leur discours, souvent populiste, s’appuierait sur une remise en cause des valeurs progressistes en mettant en avant une vision nationaliste et protectionniste.

Des études contemporaines montrent que, dans de nombreux contextes, l’adhésion aux discours identitaires et nationalistes peut répondre autant à un sentiment de perte de repères qu’à des intérêts économiques clairement définis, même chez les nouvelles générations (et particulièrement chez les jeunes hommes (6)).

Une recherche sociologique menée par l’Université de Bâle en 2023 identifie deux profils types de jeunes attirés par l’extrême droite : le « compensateur », en quête de cohésion sociale (et venant généralement de milieux précaires), et l' »ambitieux », motivé par une idéologie structurée (et que l’on trouve plus facilement dans les milieux bourgeois) (0). Ce qui relie ces deux figures, malgré leurs différences, c’est la manière dont elles mobilisent l’idéologie d’extrême droite pour satisfaire deux besoins psychologiques fondamentaux : le besoin d’appartenance d’une part, et celui de distinction d’autre part. Le premier s’incarne dans le désir d’être protégé, reconnu, enveloppé dans une communauté partageant les mêmes valeurs. Le second, dans l’envie d’échapper à l’anonymat, de se singulariser, d’exister par la pensée ou l’action transgressive.

Ces dynamiques sont loin d’être propres à l’extrême droite, mais elles y trouvent aujourd’hui une expression particulièrement efficace. Car les partis nationalistes, identitaires ou ultra-conservateurs ont su capter ces besoins profonds, en adaptant leur discours aux codes numériques, en utilisant les ressorts de la viralité (et aussi de la virilité) et de la transgression, et en cultivant un entre-soi émotionnel et symbolique. C’est ce que montrent aussi les études sur les réseaux sociaux : ces espaces numériques renforcent les bulles idéologiques et offrent à ces jeunes des plateformes de reconnaissance, d’échange et de radicalisation.

Élites radicalisées mais populations progressistes ?

Et pourtant, il semblerait que d’autres recherches en sciences sociales démontrent que la montée des partis néo-fascistes ne soit pas directement corrélée avec les aspirations populaires des pays occidentaux.

En France, plusieurs études ont démontré que, sur la durée, la diffusion des préjugés traditionnels tend à diminuer (1). L’indice longitudinal de tolérance (ILT), construit par le sociologue Vincent Tiberj à partir de questions récurrentes dans des sondages d’opinion, offre une mesure empirique de cette évolution. Les données recueillies suggèrent une baisse progressive des attitudes discriminatoires, montrant que le récit traditionnel, véhiculé par des médias concentrés et conservateurs, n’impose plus de manière aussi systématique ses valeurs sur l’ensemble de la société (2).

Plus largement, le World Values Survey (WVS), une enquête mondiale qui, depuis 1981, évalue les valeurs et croyances de populations dans près de 100 pays. Les résultats indiquent que les sociétés ayant atteint un niveau élevé de « développement » économique et d’éducation tendent à adopter des valeurs plus « rationnelles » et tournées vers l’expression individuelle. Des pays comme la Suède, les Pays-Bas ou le Canada illustrent cette tendance, affichant des niveaux élevés de tolérance envers les minorités ethniques, les personnes LGBTQ+ et les immigré-es (3).

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Par ailleurs, une étude publiée en avril 2025 dans la revue Nature Climate Change révèle que 89 % des personnes interrogées dans 125 pays souhaitent une action gouvernementale plus forte contre le changement climatique. Cette unanimité suggère une inclination mondiale vers des valeurs environnementales progressistes. Cependant, l’étude met également en évidence une « spirale du silence », où les individus sous-estiment la prévalence des opinions pro-environnementales parmi leurs pairs, ce qui freine le discours public et l’activisme (4).

Alors, si la population globale semble plus tolérante et réceptive aux risques environnementaux, pourquoi, partout à travers le monde, les candidat-es d’extrême droite prennent le pouvoir ?

Le pouvoir menacé et le recours à la violence : une fuite vers l’autoritarisme

Les raisons sont diverses et complexes et cet article ne prétend pas offrir une réponse exhaustive. Cependant, si nous conservons le prisme de l’hégémonie culturelle théorisée par Gramsci (et toujours d’actualité chez les penseur-euses contemporain-es de la lutte des classes), un angle intéressant s’offre à nous.

Dans les moments de bascule, les élites peuvent réagir de deux manières : soit elles intègrent, absorbent et transforment le nouveau récit, en tentant d’en canaliser les forces dans une reconfiguration de la légitimité ; soit elles résistent, se raidissent, et recourent à des moyens coercitifs pour imposer une obéissance sans croyance. Ce dernier cas, que l’on voit se reproduire dans l’histoire, se traduit par un durcissement autoritaire.

Dans des contextes où le récit institutionnel traditionnel ne parvient plus à mobiliser et contredit même les consensus scientifiques (notamment sur la crise environnementale, mais pas que…) et les faits observables (réchauffement climatique, hausse des inégalités, violence masculine, etc.), le pouvoir, devenu illégitime et incapable de répondre aux défis contemporains, cherche à s’imposer sans médiation symbolique, par la force brute.

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Dans ce schéma, le recours à la violence n’est pas simplement un échec à convaincre par l’argumentation, mais plutôt une stratégie de dernier recours visant à imposer des récits de légitimité par la force, en substituant toute forme de dialogue démocratique par un ordre de la contrainte.

L’actualité mondiale fournit une illustration saisissante de cette dynamique. La montée simultanée de récits alternatifs (justice climatique, lutte contre les violences policières, critique du capitalisme néolibéral, etc.) et de régimes autoritaires manifeste une tension profonde. Ces dirigeant-es, bien que parfois élu-es démocratiquement, gouvernent de manière verticale, méprisante voire brutale, précisément parce que leur légitimité est contestée dans les sphères culturelles, universitaires, associatives ou médiatiques alternatives. Iels gouvernent sans consentement.

Pour aller plus loin : Pourquoi les médiocres sont-ils obsédés par l’ordre ?

Dans une étude marquante, Wendy Brown, politologue américaine (Undoing the Demos), démontre que le néolibéralisme, en tant que rationalité politique, a vidé la démocratie de sa substance, rendant l’obéissance automatique mais dénuée de sens. Ce vide laisse place à un ressentiment collectif, que les pouvoirs ne savent plus contenir autrement qu’en réprimant. Le « carbofascisme », pour reprendre le terme de l’historien Jean-Baptiste Fressoz, est cette forme de pouvoir qui, sentant la fin de sa légitimité sociale et symbolique, se durcit au nom d’un ordre à restaurer — un ordre fondé sur l’exploitation, l’extractivisme et la domination des minorités.

Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres (Antonio Gramsci).

Un article proposé par Corpus


Sources et ressources :

(0) https://oxfammagasinsdumonde.be/le-retour-de-lextreme-droite-chez-les-jeunes/

(1) https://www.sciencespo.fr/fr/actualites/le-rn-n-ira-pas-plus-haut-sociologie-du-vote-d-extreme-droite/

(2) La droitisation française, mythe et réalités, Vincent Tiberj, 2024

(3) https://www.worldvaluessurvey.org/WVSContents.jsp

(4) https://www.theguardian.com/environment/2025/apr/22/spiral-of-silence-climate-action-very-popular-why-dont-people-realise

(6) https://www.liberation.fr/idees-et-debats/genre-et-elections-les-jeunes-femmes-plus-a-gauche-que-les-jeunes-hommes-20240711_GAABRNQ4QFBXZPIFRW7PJQ6GMU/


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