Les structures d’oppression et les logiques de domination s’exercent avec une intensité variable selon les rapports de classe, de genre ou les catégorisations raciales qui façonnent nos trajectoires sociales. Pourtant, les dynamiques d’émancipation, qu’elles soient individuelles ou collectives, participent à la reconfiguration des rapports de force et influencent le cours de l’histoire. Cet article se veut un modeste outil critique contre le fatalisme et l’indifférence, à l’heure où les formes les plus obscures du pouvoir cherchent à réaffirmer leur emprise sur le monde.
Comprendre les déterminismes pour tenter de les dépasser
Si les études sociologiques sont assez consensuelles sur le fait que le choix et les trajectoires des individus ou de certains groupes d’individus sont largement conditionnés par des forces sociales, économiques, culturelles et coercitives, il est primordial de pouvoir les identifier et de les nommer pour mieux les déconstruire et produire de nouveaux récits. L’hégémonie culturelle selon Antonio Gramsci, philosophe italien, repose sur l’idée que la domination des classes dirigeantes ne peut perdurer que si elle est perçue comme légitime par l’ensemble de la société.
Pour Gramsci, cette légitimité s’acquiert en façonnant les idées, les valeurs, les normes et les représentations collectives de telle manière que celles-ci apparaissent comme universelles et naturelles, alors qu’elles reflètent en réalité les intérêts particuliers des élites. Ce processus permet aux dominants de consolider leur pouvoir sans avoir systématiquement recours à la coercition.
Gramsci distingue deux formes principales de maintien du pouvoir :
- La domination (dominio), qui repose sur l’usage direct de la contrainte par des institutions comme l’État, la police ou l’armée.
- L’hégémonie (egemonia), qui s’exerce par la persuasion et la diffusion d’une vision du monde partagée. Cette vision est promue par les institutions de la société civile, telles que les écoles, les médias, les religions, les arts, la littérature, etc.
Ainsi, l’hégémonie culturelle est un pouvoir diffus et insidieux qui agit à travers la culture et les institutions, conditionnant la manière dont les individus perçoivent leur place dans le monde. Les classes dominées intègrent ces normes comme évidentes, intériorisant des schémas de pensée qui reproduisent leur subordination. Le contrôle exercé par l’hégémonie culturelle s’appuie sur plusieurs mécanismes :
- La naturalisation des inégalités : Les structures de domination sont perçues comme inéluctables. Par exemple, l’idée que les différences de réussite sociale relèvent uniquement du mérite individuel masque les conditions structurelles qui produisent les inégalités.
- L’appropriation de la culture : Les élites définissent ce qui est considéré comme « valable » ou « noble » culturellement, tout en dévalorisant les pratiques culturelles des classes populaires. Cela perpétue une hiérarchie symbolique.
- La fragmentation des dominé-es : En divisant les classes dominées – sur des bases ethniques, religieuses ou genrées –, l’hégémonie culturelle empêche l’émergence d’une conscience collective qui pourrait contester l’ordre établi.
Qui plus est, sous les régimes autoritaires ou dans les sociétés en transition vers le fascisme, et comme le démontrait si bien George Orwell dans 1984, les termes sont souvent manipulés pour masquer la gravité des faits : la violence devient « mesure de sécurité », la répression s’habille en « ordre public », et l’inégalité se dilue dans des formules technocratiques comme des « ajustements structurels ».
Ce phénomène, que certain-es philosophes contemporains associent à l’ère de la post-vérité, brouille les repères en rendant floues les frontières entre vérité et mensonge, entre justice et oppression. L’arsenal langagier, au lieu de structurer un débat apaisé et constructif, devient une arme au service de l’inaction et du cynisme, renforçant le sentiment d’impuissance collectif. On comprend alors l’intérêt de certains milliardaires à vouloir s’accaparer le paysage audiovisuel dans le but de démolir le langage et la vérité empirique à des fins purement idéologiques.
La montée de l’extrême droite et le retour des régimes fascistes est d’ailleurs en partie liée à la prise de conscience d’une partie de la population des dysfonctionnements du capitalisme, remettant ainsi en cause son récit et son hégémonie. Ainsi, le pouvoir se fait de plus en plus violent (dominio) à mesure qu’une contre-hégémonie et des voies d’émancipations comme l’écologie, le féminisme ou encore l’anticolonialisme se dessinent dans l’espace social :
- Prise de conscience : Les classes dominées doivent d’abord identifier et analyser les mécanismes par lesquels elles sont dominées. C’est un travail de déconstruction idéologique.
- Organisation : La construction d’une contre-hégémonie passe par la création d’espaces de dialogue, de solidarité et d’action politique. Les syndicats, les mouvements sociaux, les associations ou encore les collectifs jouent ici un rôle clé (engagez-vous !).
- Production culturelle : Pour renverser l’hégémonie dominante, les dominé-es doivent produire et diffuser leurs propres visions du monde. Cela implique de redéfinir les valeurs, les récits et les imaginaires collectifs pour construire un projet alternatif de société (soutenez-nous ! et tous les autres).
Les autoritarismes prospèrent dans l’indifférence et la passivité
Hannah Arendt, dans Les Origines du totalitarisme, montre comment l’atomisation des individus et leur désengagement politique créent un terrain fertile pour les régimes totalitaires. Elle explique que, dans une société où les liens sociaux et politiques sont affaiblis, les individus isolés deviennent vulnérables à la propagande et à l’autorité. Cette passivité n’est pas nécessairement inconsciente : certains préfèrent éviter les conflits, tandis que d’autres adoptent une posture cynique ou résignée face à la politique.
Erich Fromm, dans La Peur de la liberté, analyse le besoin psychologique de sécurité qui pousse certains individus à sacrifier leur autonomie pour embrasser des régimes autoritaires. Il qualifie cela de « fuite devant la liberté » : une volonté de se soumettre à une autorité perçue comme protectrice face à l’angoisse existentielle.
Lorsque nous cessons de nous préoccuper des autres, lorsque nous nous replions sur nos intérêts personnels, nous laissons un vide que le pouvoir autoritaire s’empresse de remplir. Bertold Brecht, dramaturge et poète allemand, appelait à une solidarité agissante, considérant que chaque geste, aussi infime soit-il, contribue à l’édification d’un rempart contre la barbarie (et dans son cas contre le nazisme). Ainsi, la solidarité n’est pas seulement un acte moral ; elle est aussi une stratégie de résistance éclairée et active.
Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Puis, ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester.
– Martin Niemöller
De l’intérêt stratégique des systèmes d’oppression à nous isoler les un-es des autres
Les systèmes d’oppression prospèrent dans l’isolement, car c’est dans cet éclatement des solidarités que la résignation individuelle s’enracine. Marx distinguait deux stades dans la formation de la conscience de classe : la classe « en soi », qui regroupe des individus partageant des conditions objectives similaires (comme l’exploitation dans le cadre du capitalisme), et la classe « pour soi », lorsque ces individus prennent conscience de leurs intérêts communs et s’organisent pour les défendre activement.
L’ère numérique complexifie cette dynamique. Certes, les réseaux sociaux permettent une agrégation apparente des communautés cependant, ces plateformes favorisent souvent une conscience limitée et fragmentée. Ces espaces numériques, contrôlés par des géants de la tech motivés par la recherche de profit, transforment souvent les luttes en produits de consommation, réduisant la profondeur de l’engagement et le reléguant à des formes superficielles : partages, « likes », ou pétitions en ligne.

Par ailleurs, la manipulation des algorithmes tend à cloisonner les débats dans des bulles de pensée homogènes, empêchant la confrontation des idées et l’élaboration collective d’une véritable conscience « pour soi ». L’illusion d’une connexion sans contact engendre ainsi des interactions éphémères, où l’action reste symbolique plutôt que réellement transformatrice.
Dans la pratique militante, la rencontre physique joue un rôle fondamental : elle permet de ressentir la force collective, de transcender les individualités et d’inscrire les luttes dans une matérialité palpable. L’histoire des mouvements sociaux prouve que c’est dans la rue, dans les usines ou sur les places publiques que s’incarne pleinement la classe « pour soi ». Ainsi, bien que le numérique offre des outils puissants pour fédérer des causes et coordonner des actions, il ne saurait se substituer à l’expérience partagée de la lutte, seule capable de transcender l’isolement et de transformer une foule connectée en une communauté agissante.
Quand s’indigner ne suffit plus
L’indignation, bien qu’elle soit un point de départ essentiel dans notre confrontation avec l’injustice, ne peut suffire à elle seule. Albert Camus, dans L’Homme révolté, affirme que l’indignation est la première étape vers la révolte, mais elle reste stérile si elle ne s’accompagne pas d’actions. S’indigner est une réaction humaine face à ce qui heurte notre éthique, mais sans une mise en mouvement, cette émotion risque de s’épuiser dans le tumulte des lamentations ou de se muer en cynisme, un état que le philosophe Peter Sloterdijk décrit comme la conscience éclairée qui s’abandonne à l’impuissance.
Pour rendre l’indignation constructive, il est crucial de reconnaître qu’elle place l’individu face à sa responsabilité d’agir. L’indignation ne peut se contenter de dénoncer les failles du système ou d’exiger de l’autre un changement. Elle appelle à une introspection qui interroge nos propres pratiques, nos complicités passives, nos limites et les marges d’action à notre portée.
Agir ne signifie pas nécessairement accomplir des révolutions éclatantes, mais réside dans la capacité à produire des transformations dès l’échelle de la sphère privée et locale. À ce titre, les travaux de James C. Scott dans Weapons of the Weak montrent comment les résistances discrètes – les gestes de désobéissance du quotidien, l’entraide locale, ou encore la réappropriation des moyens de production – peuvent fissurer les systèmes les plus oppressifs.
L’indignation constructive est donc une synthèse entre l’émotion initiale et la mise en œuvre d’actions cohérentes, informées et orientées vers des objectifs précis. Elle exige un regard lucide sur le monde, mais également une fidélité à l’idée que l’espoir, comme le souligne Ernst Bloch dans Le Principe espérance, est une force motrice. Agir avec indignation, c’est non seulement se dresser contre ce qui est insupportable, mais aussi devenir artisan de ce qui peut être, en inscrivant chaque action, même modeste, dans une dynamique plus vaste de transformation sociale.
Quelques actions concrètes pour agir (liste non exhaustive) :
- Parler, discuter, avec vos proches. Savoir écouter leurs préoccupations et leur point de vue sans condescendance
- Appliquer ses valeurs morales dans la sphère privée
- Lire, regarder, partager, soutenir, des médias indépendants, les travaux de chercheur-euses et comparer différentes sources pour se forger sa propre opinion
- Se renseigner sur les auteur-ices et/ou les propriétaires des médias que vous consultez ainsi que leur modèle économique. Savoir les positionner dans l’espace social et identifier leurs intérêts à produire de tels contenus
- Rejoindre des associations locales, des groupes de réflexion, des syndicats, des partis ou des mouvements qui proposent des actions concrètes et en phase avec vos valeurs
- Participer aux mouvements et aux rassemblements proches de chez vous
- Essayer, autant que faire se peut, de privilégier une consommation éclairée en favorisant le commerce local et le réemploi
- Désinvestir les banques et les entreprises favorisant les projets écocidaires et ne respectant pas les droits humains
- Utiliser l’art et la création comme moyen d’expression
- Utiliser des logiciels libres, chiffrer ses communications, sensibiliser son entourage aux enjeux du numérique. Avoir conscience que les réseaux sociaux historiques sont détenus par des sociétés privées ayant des intérêts économiques et idéologiques… (savoir également déconnecter et réinvestir le réel !)
- Refuser de se définir uniquement par son travail. Ralentir consciemment son rythme, cultiver l’ennui et l’oisiveté quand on le peut
- Rire, jouer, partager et cultiver la joie (facile à dire mais les recommandations précédentes pourraient bien vous aider un peu). Les systèmes oppressifs ne reposent pas uniquement sur la force brute : ils fonctionnent en modelant les affects, en diffusant la peur et la résignation. Spinoza écrit que l’humain est d’autant plus soumis qu’il est dominé par des passions tristes. Or, un individu joyeux est plus difficile à gouverner.
Un article proposé par Irène Diesel
Sources et ressources :
Gramsci, Antonio. L’Hégémonie culturelle. Ce concept, développé par le philosophe marxiste italien, explore la manière dont une classe dominante impose son idéologie comme norme culturelle, façonnant ainsi la perception du monde des dominés. L’hégémonie culturelle permet de comprendre comment le consentement est construit et maintenu dans les sociétés modernes.
Arendt, Hannah. Les Origines du totalitarisme (1951). Dans cet ouvrage fondamental, la philosophe politique analyse la montée des régimes totalitaires au XXe siècle en explorant le rôle du nationalisme, de l’impérialisme et de l’antisémitisme. Arendt y développe notamment le concept de « banalité du mal » et met en lumière les mécanismes institutionnels et psychologiques qui permettent l’avènement d’un pouvoir totalisant.
Fromm, Erich. La Peur de la liberté (1941). Ce psychanalyste et philosophe s’attache à comprendre pourquoi les individus, au lieu d’embrasser la liberté, tendent à s’y soustraire en se réfugiant dans des systèmes autoritaires. Fromm analyse notamment la dialectique entre autonomie et soumission, mettant en évidence les angoisses existentielles que la modernité fait émerger chez l’individu.
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