Le rapprochement entre les grandes entreprises technologiques et l’extrême droite, notamment aux États-Unis, illustre une convergence d’intérêts fondée sur une logique de prédation. Initialement associées à une vision libérale démocratique, ces entreprises, incarnées par Meta, Google, Microsoft, Amazon ou encore X, ont basculé vers une alliance stratégique avec des courants autoritaires. Cette mutation repose sur leur modèle économique : capturer des données personnelles pour les transformer en profit, tout en s’appuyant sur une consommation effrénée de ressources matérielles et énergétiques.
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Car ces entreprises ne se contentent pas d’innovation : elles manipulent les cadres politiques pour asseoir leur domination. En rejetant tout ce qui peut contrarier leur influence ( voir leur obsession pathologique pour le « wokisme »), elles justifient leur contrôle algorithmique sur la pluralité des opinions et la vérification des faits. Leur expansion, désormais indissociable de l’impérialisme économique, passe par la conquête des ressources naturelles, quitte à restructurer les réseaux en supermachines de propagande.
Limiter l’influence du fascisme
Les GAFAM ne sont pas seulement des entreprises technologiques : elles sont devenues des structures transnationales, accumulant des pouvoirs qui rivalisent avec ceux des États. Ce modèle de concentration absolue, allié à la marchandisation de nos données et à la manipulation de nos affects, est un terreau fertile pour les idéologies autoritaires. Les récents détournements des réseaux sociaux pour propager des discours de haine, des fausses informations ou des campagnes de désinformation à des fins politiques montrent à quel point ces outils peuvent devenir des armes de destruction massive.
Quitter ces plateformes, ou du moins en limiter leur usage, revient à refuser la normalisation d’un fascisme numérique, où les puissants exploitent nos vulnérabilités pour consolider leurs privilèges. Cela ne signifie pas abandonner le terrain des idées et de la communication, mais de réinventer des outils d’émancipation.

Si les États ne prennent pas la décision courageuse de limiter l’influence idéologique et économique de ces géants du numérique (c’est même plutôt l’inverse tant la collusion entre les mondes de la finance, des médias, du numérique, de l’énergie et des gouvernements est forte), notamment en encadrant leur fonctionnement et leurs dérives prédatrices, il revient aux individus de traiter l’usage du numérique comme tout acte de consommation (ou plutôt de déconsommation). Certes la marge de manœuvre est faible et cela implique de réussir à trouver d’autres moyens de s’informer, de communiquer ou de créer, loin de la logique ploutocratique. Soyons lucides, l’internet libre et ouvert n’existe plus, s’en éloigner devient un acte conscient et politique, à la mesure des enjeux de notre époque.
Sur contremag, dès notre création, nous avons pris la décision de relayer nos textes uniquement sur Instagram, le but étant, à terme, de transformer nos « followers » en abonné-es (en restant un média bénévole) afin de ne plus avoir aucun intermédiaire (sinon l’interface wordpress et vos services de mailing). Les récentes déclarations de Mark Zuckerberg sur sa volonté de supprimer le fact checking sur les plateformes de Meta et son allégeance non dissimulée au gouvernement Trump, nous incitent à diminuer au maximum son usage, voire, à moyen terme, à quitter définitivement ses services en se basant uniquement sur le soutien de nos lecteur-ices (pour nous aider dans cette démarche).
De l’importance de soutenir les médias et les créateur-ices indépendant-es
Dans un paysage médiatique largement dominé par les géants de la tech, les médias indépendants constituent des îlots de résistance salutaire. Contrairement aux algorithmes des réseaux sociaux, qui privilégient les contenus polarisants ou sensationnalistes, ces médias s’efforcent de produire une information rigoureuse, contextualisée et pluraliste (il n’y a pas de ligne éditoriale neutre). Ils permettent de maintenir à l’ordre du jour des sujets que les logiques marchandes délaissent, tels que les luttes sociales, les enjeux écologiques ou les perspectives des populations marginalisées.
En soutenant ces médias, on préserve une diversité d’opinions qui échappe à la logique de l’audience et du profit immédiat. Cela signifie participer activement à la construction d’une société où les citoyen-nes sont éclairé-es, capables de débattre sur des bases solides et de contester les narrations dominantes.
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Pour les médias indépendants, dépendre de ces plateformes revient souvent à jouer selon des règles qui ne leur sont pas favorables. Leurs articles peuvent être noyés dans un flux incessant ou délibérément occultés par les algorithmes (il faut désormais payer pour être visible et les contenus politiques sont relégués au rang des indésirables). En soutenant ces médias en dehors des réseaux sociaux – par des abonnements directs, des dons, des partages de contenus ou une fréquentation assidue de leurs plateformes propres – on réduit cette dépendance et on leur offre les moyens de prospérer sans subir les contraintes imposées par les géants du numérique.
L’intelligence artificielle comme idéologie transhumaniste
Les algorithmes complexes qui alimentent les systèmes d’IA nécessitent des puissances de calcul colossales, ce qui se traduit par une consommation d’énergie massive, souvent fournie par des sources non renouvelables. Le processus d’entraînement des modèles d’IA, qui peut durer des semaines, voire des mois, implique des infrastructures de data centers à la consommation électrique démesurée.

En outre, l’IA repose sur une collecte massive de données personnelles. Les systèmes d’IA sont alimentés par des informations récoltées à partir de nos interactions quotidiennes avec le web, nos appareils mobiles et même nos habitudes physiques. Cette collecte massive et continue pose non seulement un problème de respect de la vie privée, mais elle transforme également chaque individu en un produit.
Dans ce contexte les puissances privées alliées aux gouvernements, étendent leur pouvoir de manière discrète mais pernicieuse. L’IA devient alors l’instrument d’une surveillance généralisée, où l’individu n’est plus qu’une donnée analysée, une cible d’algorithmes façonnant ses désirs et ses comportements.
L’IA n’est pas une technique, c’est une idéologie. C’est ce qu’explique d’ailleurs un de ses créateurs, John McCarthy. Quand il a lancé le terme Artificial Intelligence, c’était un choix conscient pour obtenir des financements. L’idée d’une machine anthropomorphique, qui va arriver non seulement à atteindre l’être humain, mais à le dépasser.
Thibault Prévost, pour Médiapart (1)
Et quand on humanise la machine, on mécanise l’humain – c’est la contre-proposition tacite. Cela devient extrêmement dangereux pour les sociétés, et notamment dans la sphère du travail. Quand on déploie des algorithmes dans l’entreprise, on pousse aussi les gens à se rapprocher de la machine. Et donc à réduire leur périmètre d’autonomie politique.
Sortir de la dépendance aux GAFAM : mode d’emploi
Ne soyons pas naïf-ve-s, il est très difficile actuellement, surtout dans un contexte professionnel, de ne pas passer par les plateformes associées aux GAFAM. Toutefois, des alternatives existent bel et bien et c’est en les soutenant qu’elles pourront s’opposer au récit dystopique des éminences grises du monde la tech.
Parmi les moteurs de recherche, Qwant, DuckDuckGo, Ecosia et Startpage se distinguent, offrant respectivement la protection des données, des bénéfices écologiques ou l’accès à Google sans suivi.
Pour la navigation, des navigateurs comme Firefox, Brave et Tor Browser permettent d’éviter la collecte de données et de renforcer la confidentialité.
En matière de messagerie, Signal et Telegram offrent un chiffrement de bout en bout, tandis que Jitsi Meet et BigBlueButton assurent des visioconférences sécurisées. Pour les emails, ProtonMail et Tutanota sont des solutions respectueuses de la vie privée.
Concernant les applications mobiles, F-Droid et Aurora Store permettent d’échapper aux boutiques de Google et Apple. En matière de stockage, Nextcloud et pCloud offrent des alternatives décentralisées et sécurisées, et Syncthing permet de synchroniser des fichiers sans passer par un serveur tiers.
Les VPN comme ExpressVPN et ProtonVPN protègent la navigation en ligne.
Enfin, pour les réseaux sociaux et le streaming, Mastodon, Diaspora et Peertube offrent des alternatives décentralisées où la gestion des données est entre les mains des utilisateurs, sans la censure des géants de la tech.
Si actuellement l’usage de ces plateformes reste minoritaire, ce n’est pas une raison pour ne pas s’y essayer, quitte à amorcer une transition progressive. Il existe une myriade d’outils et de développeur-euses soucieu-ses de protéger nos données tout en sortant du giron des grandes corporations du numérique. Reste à nous de les soutenir et de s’emparer de ces outils de façon collaborative et démocratique.
Se sevrer de la technologie pour réinvestir le réel

Se désintoxiquer des nouvelles technologies passe par un réinvestissement conscient du réel, en cultivant des pratiques qui permettent de renouer avec un rythme de vie plus lent mais plus consistant. L’une des premières étapes pour retrouver notre autonomie face aux technologies modernes est de repenser notre relation à l’instrument le plus omniprésent : le téléphone.
Plutôt que de succomber à la tentation de répondre instantanément aux sollicitations incessantes, une pratique simple mais efficace consiste à désactiver les notifications de toutes les applis ou à laisser son téléphone à la maison lorsque l’on sort, en optant pour un modèle plus ancien et moins intrusif, uniquement dédié aux urgences. Cela permet non seulement de limiter les distractions, mais aussi de nous reconnecter à l’expérience immédiate des choses.
Pour aller plus loin : Messageries instantanées et relations fantômes
En nous rendant toujours plus dépendants de ces technologies, nous abandonnons petit à petit notre capacité à maîtriser notre environnement et notre attention. Plutôt que de nous libérer, ces objets nous enferment dans un cadre numérique où chaque action, chaque mouvement, chaque pensée devient susceptible d’être mesuré et optimisé. Notre attention est fragmentée, et nos sensations physiques, primordiales à une existence pleinement vécue, sont reléguées à un second plan au profit de notifications incessantes, d’alertes et de contrôles à distance.
Ce phénomène a été exploré de manière significative par des philosophes comme Martin Heidegger, qui dans La Question de la Technique, analysait déjà le rapport entre l’humain et les outils technologiques. Selon lui, la technique, loin d’être un simple moyen au service de l’homme, finit par structurer la manière dont l’homme interagit avec le monde. Heidegger parlait de « l’outil comme moyen de dévoilement », soulignant que, au lieu de faciliter une compréhension directe du monde, la technologie tend à « réduire » ce monde à des objets calculables et manipulables, au détriment de notre expérience directe et intuitive de celui-ci. Qui plus est, c’est bien le/la propriétaire de cette technique qui prend l’ascendance sur ses usagers en les dépossédant du savoir permettant de le faire fonctionner.
Le concept de dévoilement (Aletheia, un terme grec désignant la vérité comme « dé-voilement ») est central dans la philosophie heideggérienne. Pour lui, toute interaction avec le monde implique une forme de dévoilement, c’est-à-dire une révélation partielle de la réalité sous un certain angle. Les outils, en tant que moyens techniques, participent activement à ce dévoilement.
Un outil, dans son usage, « ouvre » un monde. Prenons un appareil photo : lorsqu’il est utilisé, il ne se contente pas d’être un objet technique, il transforme notre manière de percevoir la réalité. Il nous permet de « cadrer » le monde, de révéler des perspectives invisibles à l’œil nu. De même, une charrue dévoile la terre comme un sol fertile à cultiver, un microscope dévoile des micro-organismes qui autrement resteraient cachés. Ainsi, l’outil n’est pas un simple instrument, mais un médiateur qui nous fait accéder à une vérité spécifique du monde.
Cependant, Heidegger établit une distinction entre la technique traditionnelle (artisanale) et la technique moderne. Dans la technique traditionnelle, les outils dévoilent le monde dans un cadre limité, souvent en harmonie avec son essence. Par exemple, l’artisan qui travaille le bois dévoile la matière dans son potentiel de création.
Dans la technique moderne, en revanche, Heidegger critique un dévoilement qu’il juge réducteur. La technologie contemporaine, selon lui, tend à réduire le monde à un simple « stock » ou « réserve » (Bestand), où tout, y compris la nature et les êtres humains, est perçu comme une ressource à exploiter. L’exemple emblématique est la centrale électrique, qui ne considère la rivière que comme un « potentiel énergétique », et non comme un cours d’eau vivant ou un paysage. Cette instrumentalisation du monde enferme notre regard dans une logique utilitariste et limite la richesse des significations possibles.
Il ne s’agit pas de renoncer à la technologie, mais plutôt de choisir consciemment d’en limiter l’usage à des fins émancipatrices. L’idée n’est pas d’être moralisateur-ice ou pontifiant-e, mais il devient urgent de ne plus offrir nos temps de cerveau disponibles à une industrie aujourd’hui très largement dévouée à une idéologie raciste, masculiniste, belliqueuse, impérialiste et écocidaire.
Sources et ressources :
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