Sous son apparente période de réjouissances collectives, Noël incarne le paroxysme d’un rituel capitaliste où la convivialité se trouve ensevelie sous une masse critique de gadgets inutiles et d’incohérences morales. Les inégalités, plus marquées que jamais, l’obsession de la croissance dans un monde aux ressources finies, l’injonction à la normalité au sein de l’instance familiale, participent à cette sensation généralisée de malaise. Si nombreu-ses y croient encore, l’illusion opère de moins en moins et invite à repenser les manifestations de joie partagée comme des moments de réciprocité, de consentement et de sobriété où le simple plaisir de se retrouver se suffit à lui-même.
L’argent magique n’existe pas, le Père Noël non plus
La figure du Père Noël illustre à lui seul cette distorsion. Si ses origines sont lointaines et complexes – entre le saint chrétien Nicolas, les traditions nordiques et les symboles païens – il a été réinventé au XXᵉ siècle par Coca-Cola, qui l’a transformé en une icône rouge et blanche indissociable du marketing d’une marque fréquemment citée pour son accaparation et son gaspillage de l’eau, sa production industrielle de déchets ou encore son impact sanitaire désastreux… (1).
Faire croire au père noël, au-delà d’une fable qui pourrait sembler charmante, c’est donc accepter de transmettre le mensonge originel du capitalisme. Il ouvre la voie à des croyances bien plus perverses : celle d’une profusion illimitée d’aliments dans les supermarchés, du mérite comme principe universel récompensant les enfants sages et les bons élèves, de l’électricité et du chauffage qui surgissent par enchantement dans nos foyers et nos boutiques, des sols qui se nettoient d’eux-mêmes, du profit qui ruisselle sans fin, du marché auto-régulé, de la main invisible et autres subterfuges du culte néo-libéral. Ce réseau d’illusions finit par tordre notre perception du monde et façonne une vision de la réalité fondée sur des miracles que le Christ ressuscité pourrait bien nous envier.
Loin d’être une simple fantaisie enfantine, le Père Noël est un délire « d’adultes », un refus obstiné de voir le monde tel qu’il est : dévoré par les inégalités sociales et irrémédiablement altéré par les ravages écologiques. En s’accrochant à cette fiction complaisante, nous nous confortons dans une forme de déni.
Il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. (…) Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions; et ce n’est pas non plus un personnage de légende puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société, et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications (2).
Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, 1952
Bien que ce ne soit pas les propos de Claude Lévi-Strauss qui, dans la citation précédente, tentait d’expliquer les raisons pour lesquelles les autorités religieuses brulèrent un père noël sur le parvis de la cathédrale de Dijon le 24 décembre 1951, elle est intéressante à plus d’un titre pour comprendre la construction de la figure du père noël. En effet, cette dernière légitimise une classe d’âge, celle des anciens, soucieux de préserver une certaine forme de tradition. Tradition qui invisibilise des processus et les êtres humains qui la rendent possible : travailleur-euses sous-payé-es, machines dévoreuses de ressources, ou encore écosystèmes sacrifiés. Nous acceptons donc, consciemment ou non, l’idée que tout cela peut continuer à fonctionner comme par enchantement, malgré ses fissures béantes et ses conséquences désastreuses.
On pourrait nous dire qu’il est important de laisser aux enfants une part de rêve et de naïveté. Et c’est vrai. Cela vaut d’ailleurs également pour les adultes. Mais il existe tant d’autres choses bien réelles dont il est facile de s’émerveiller. Le miracle même de la prolifération de la vie sur Terre, le fonctionnement de l’univers, l’observation des étoiles…, sont autant de mystères et de réserves poétiques dans lesquelles nous pouvons puiser à l’infini (tant que nous le pouvons encore…).
La tradition comme prétexte au maintien d’un ordre productiviste
Le Père Noël pourrait être ce chroniqueur réactionnaire, disponible H24 sur les plateaux télévisés des milliardaires, défenseur d’une tradition assaillie par le « wokisme » et qui s’abstient pourtant de rappeler à son audience que, la « sobriété », il y a encore deux ou trois générations, n’étaient pas une mode pour gauchistes écolo mais une nécessité pour la plupart des gens.
L’abondance apparente des sociétés contemporaines est indissociable de l’exploitation effrénée des énergies fossiles, qui ont alimenté une croissance économique linéairement déconnectée de nos besoins réels. La croissance, ainsi que tous les artefacts inutiles qui en découlent — déchets, surplus et obsolescence programmée — ne sont finalement que le débordement de matière d’une industrie qui ingurgite compulsivement puis, recrache et enfouit ses excréments aux marges des villes.
La tâche n’est pas d’extirper à l’existence sa dimension magique et poétique, mais de la redéfinir à l’aune d’une épistémologie nouvelle : non plus ancrée dans l’accumulation matérielle, mais dans la réhabilitation des principes écosystémiques qui conditionnent l’habitabilité de notre planète. Cette magie réinventée, loin d’être un ornement, devient une praxis d’émerveillement lucide, garante de préserver les fondements mêmes de la vie face à l’illusion corrosive d’un délire anthropocentrique.

L’hiver, marqué par le froid, les courtes journées et les terres en jachère, a longtemps été perçu comme une période de repos pour la nature comme pour les vivants. Dans les sociétés occidentales du moyen-âge, les rites hivernaux célébraient cette suspension de l’activité extérieure et à préparaient symboliquement le réveil printanier. Les pratiques festives des paysan-es ne consistaient pas à dévorer les ressources, mais à partager et conserver modestement ce que la nature avait offert, en respectant les limites imposées par la saison (3).
Dès le XIXe siècle, la pratique de l’échange de cadeaux à Noël a pris de l’ampleur avec l’essor de l’industrialisation, permettant la production de biens à grande échelle et facilitant la démocratisation des cadeaux. Les entreprises ont rapidement saisi le potentiel commercial de Noël, transformant la fête en un événement de consommation massive (4).
La célébration de Noël a pris en France une ampleur inconnue avant guerre [ndlr : texte écrit en 1952]. Il est certain que ce développement, tant par son importance matérielle que par les formes sous lesquelles il se produit, est un résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. Ainsi, on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit; les papiers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël; les cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire; les quêtes de l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur les places et les rues; enfin les personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins. Tous ces usages qui paraissaient, il y a quelques années encore, puérils et baroques au Français visitant les États-Unis, et comme l’un des signes les plus évidents de l’incompatibilité foncière entre les deux mentalités, se sont implantés et acclimatés en France avec une aisance et une généralité qui sont une leçon à méditer pour l’historien des civilisations (2).
Noël : symbole d’un modèle familial dépassé ?
Noël, en tant que rituel contemporain, cristallise une vision idéalisée de la famille qui, bien qu’elle puisse être source de joie et d’amour pour certain-es (et c’est tant mieux), fonctionne aussi comme une injonction normative pesante pour beaucoup d’autres. Ce modèle valorise avant tout la famille nucléaire, structure historiquement contingente et érigée au rang d’idéal universel. En réalité, cette configuration – deux parents hétérosexuels et leur désir de réarmement démographique – n’est plus pertinente dans de nombreuses sociétés où les modèles familiaux se diversifient, que ce soit par les recompositions, les familles monoparentales, l’identité et l’orientation sexuelle, la co-parentalité, le célibat, etc.

La famille est une institution sociale qui légitime des rapports de pouvoir, notamment entre les genres et les générations. À Noël, ces rapports masquent bien souvent des tensions latentes – conflits anciens, incompréhensions intergénérationnelles, désaccords politiques ou sociaux – qui sont temporairement enfouies sous un spectacle harmonieux. Pourtant, cette façade, loin de résoudre les conflits, tend à les exacerber en imposant un silence qui renforce les frustrations et les douleurs.
Noël devient alors le théâtre d’un paradoxe cruel : l’obligation de performer un lien familial qui, dans les faits, est marqué par des absences, des violences symboliques, incestueuses, psychologiques et/ou physiques. Les attentes de cohésion et d’amour, alimentées par l’iconographie culturelle, peuvent engendrer un profond mal-être pour celles et ceux qui se sentent pris-es dans ce décalage entre l’idéal simulée et leur réalité.
La sociologue Eva Illouz, dans Pourquoi l’amour fait mal, montre également que la famille, sous sa forme nucléaire, est devenue un lieu de projection des idéaux émotionnels. Elle est censée incarner un refuge face aux incertitudes du monde, un espace d’authenticité et de réconfort. Mais dans une société où les liens familiaux sont souvent marqués par des contraintes économiques, cette sacralisation de la famille crée des attentes impossibles à satisfaire. Noël, en magnifiant ce modèle, renforce une vision culpabilisante pour celles et ceux qui en sont exclu-es ou qui ne parviennent pas à y trouver leur place.
Noël comme jeu de postures et de trajectoires sociologiques
Celui ou celle qui a les moyens de la profusion ostentatoire s’octroie généralement une position privilégiée au sein de la famille. Ce que l’on appelle communément « la réussite », semble d’ailleurs être au centre de l’attention des repas de fêtes de fin d’année, où l’on prend connaissance des résultats scolaires des enfants, du choix des études, du petit copain ou de la petite copine de lycée, les projets de bébé, de l’achat d’un bien immobilier ou des opportunités professionnelles. Autant d’injonctions normatives qui peuvent très vite tourner au malaise pour celles et ceux qui ne trouvent aucun épanouissement dans ces trajectoires balisées ou, qui le souhaiteraient mais, n’y parviennent pas pour diverses raisons conjoncturelles.
Le philosophe Jean Baudrillard analyse la consommation non pas comme un simple acte d’acquisition de biens, mais comme un processus de communication symbolique destiné à produire du sens. Dans ce cadre, Noël se présente comme un moment où l’échange de cadeaux illustre parfaitement la transformation de l’objet en signe. Il écrit : « La consommation n’est pas définie par la jouissance des choses, mais par l’organisation de la jouissance des signes comme valeur différenciatrice ». (5)

Dans Essai sur le don (1925), Marcel Mauss montre que le don n’est jamais purement gratuit ; il engage le receveur à répondre par un don équivalent ou supérieur pour éviter l’endettement symbolique et maintenir son honneur. Ce système crée une dynamique de prestige et de réciprocité, mais il génère également une pression sociale. Refuser un don ou ne pas le rendre constitue une rupture de lien social, ce qui peut entraîner des tensions, voire des conflits.
On pourrait contredire ces déclarations en affirmant que les cadeaux des parents aux enfants équivaut à un don purement désintéressé. Et ça serait encore une fois se tromper. Tout d’abord parce que le cadeau offert, selon son prix et sa valeur culturelle, engendre une forme de reconnaissance ou de désapprobation auprès des autres adultes en présence (« c’est trop », « ce n’est pas approprié », « nous n’avons pas les moyens de faire pareil avec les nôtres », etc.).
Et surtout, comme le souligne si bien Claude Lévi-Strauss, « pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. (…) Car d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter ? On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants; c’est, dans une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les deux générations » (2).
Ainsi, le cadeau de Noël ne se réduit pas à sa simple matérialité, il devient un véritable enjeu social et politique masqué par les ornements du rituel. Offrir un présent, c’est avant tout participer à une logique de signes socialement codifiées.
De l’importance des rituels communautaires
L’idée n’est pas de dire que noël est une bonne ou une mauvaise chose, vous avez tout à fait le droit d’aimer le célébrer et d’offrir des cadeaux à vos proches. Pour Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), les rituels permettent de renforcer le lien social en rassemblant les individus autour d’un objectif ou d’une symbolique commune. Ils agissent comme un ciment pour les communautés, créant des moments où les participant-es dépassent leurs individualités pour se fondre dans une dynamique collective.
Victor Turner, anthropologue écossais, dans The Ritual Process (1969), approfondit cette idée en analysant les rituels comme des moments de communitas, une expérience de solidarité égale et authentique entre les membres d’un groupe. Les rituels marquent les transitions de la vie (naissance, mariage, mort) ou renforcent l’identité collective, offrant des repères symboliques indispensables dans des sociétés complexes.
David Graeber, anthropologue américain, dans son fameux Debt: The First 5,000 Years (2011), souligne que la consommation effrénée et l’accumulation de biens lors des rituels modernes déshumanisent les échanges en coupant les individus des chaînes de production. Les cadeaux de Noël, sous-traités à des travailleur-euses précaires, n’incarnent plus une intention personnelle ou communautaire mais seulement une transaction économique. Le fait de fabriquer ses propres cadeaux ou se contenter de passer un moment ensemble apparaît donc comme une alternative intéressante.
Comme aurait pu le dire Ivan Illitch, prêtre catholique devenu philosophe et célèbre pour son concept de convivialité : « La surabondance de biens mène à la rareté de temps ». Organiser des ateliers collectifs de fabrication artisanale, partager des repas issus de circuits courts ou cuisiner ensemble dans une simplicité joyeuse pourraient constituer autant de pistes pour raviver l’esprit de la fête. Ces pratiques, bien que modestes en apparence, s’inscrivent dans une éthique de la lenteur et de la réciprocité, échappant aux injonctions d’efficacité et de rentabilité.
Ainsi, réenchanter les fêtes ne consisterait pas à le dépouiller de sa dimension festive, mais à le délester de ses excès toxiques. Ce faisant, nous pourrions nous contenter du sens originel du mot « convivialité », relatif au repas pris en commun, dérivé de convivere, « manger ensemble », «vivre ensemble ». Vivre ensemble dans une société où l’abondance ne se mesure pas à ce que l’on produit ou ce que l’on achète, mais à la qualité des moments partagés avec celles et ceux que l’on aime comme iels sont et qui nous aiment comme nous sommes.
Un article proposé par Irène Diesel
Sources et ressources :
(1) https://www.radiofrance.fr/franceculture/le-pere-noel-a-t-il-ete-cree-par-coca-cola-8700694
(2) Le Père Noël supplicié, Claude Lévi-Strauss, article publié dans Les Temps Modernes. no 77, 1952, p. 1572-1590. Paris: Les Éditions Gallimard.
(3) https://www.worldhistory.org/trans/fr/2-1288/noel-au-moyen-age/
(4) https://www.nationalgeographic.fr/histoire/noel-a-travers-les-ages-une-histoire-de-symboles
(5) La société de consommation, Jean Baudrillard, 1970
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Une réflexion sur “Ne pas aimer noël”