En neurosciences comme en sciences humaines, de nombreuses études tendent à démontrer que la procrastination est une réaction face à des injonctions contradictoires ou peu concrètes. Tandis que le capitalisme marchandise toutes nos relations, il est essentiel de réévaluer ce qui a réellement de la valeur dans nos vies. Car mêmes nos temps morts, au lieu de permettre une véritable déconnexion ou un espace de réflexion, sont aujourd’hui rentabilisés à travers des plateformes et des réseaux sociaux, monétisant chacune de nos interactions.
La procrastination : comment ça se passe dans le cerveau ?
La procrastination, souvent considérée comme un échec de la volonté ou un manque de discipline, peut en réalité être comprise à travers un prisme neuroscientifique, en examinant le conflit entre deux systèmes cérébraux fondamentaux : le système limbique et le cortex préfrontal (1).
Le système limbique, une région primitive du cerveau, est responsable de la régulation des émotions et des réponses comportementales instantanées. Ce système, souvent décrit comme la « zone chaude » du cerveau, est principalement impliqué dans la gestion des émotions immédiates, des impulsions, et des récompenses à court terme. Il inclut des structures essentielles comme l’amygdale et l’hippocampe, qui sont respectivement impliquées dans le traitement des émotions, particulièrement celles associées à la peur et à l’anxiété, et dans la mémoire. Ce système est crucial pour la survie, car il permet des réactions rapides aux stimuli environnementaux potentiellement menaçants ou gratifiants, assurant ainsi que les besoins immédiats — comme la faim ou la sécurité — soient satisfaits.
D’un autre côté, le cortex préfrontal, situé dans les lobes frontaux, est une région cérébrale plus récente en termes d’évolution et souvent décrite comme la « zone froide » du cerveau. Il est le siège des fonctions exécutives : planification à long terme, prise de décision rationnelle, évaluation des conséquences futures et maîtrise de soi. Cette région permet de différer la gratification immédiate pour atteindre des objectifs plus élevés et à plus long terme, un processus essentiel dans des contextes complexes où les résultats ne sont pas instantanés.
Lorsque nous procrastinons, ces deux systèmes sont en conflit. Le système limbique tend à rechercher une gratification immédiate ou à éviter la douleur émotionnelle immédiate, telles que le stress ou la fatigue cognitive associée à une tâche difficile. Par exemple, une tâche perçue comme ennuyeuse ou stressante va activer des réponses émotionnelles négatives via l’amygdale, et notre cerveau cherchera alors à éviter cette expérience en se tournant vers des activités plus plaisantes à court terme (comme scroller frénétiquement sur insta). La procrastination est alors renforcée par la libération de dopamine, qui procure une sensation immédiate de satisfaction lorsque l’on choisit une activité plus agréable que celle que l’on devrait faire.
Le cortex préfrontal, quant à lui, essaie de contrebalancer cette impulsivité en rappelant les objectifs à long terme et les conséquences potentielles de l’inaction. Ce processus nécessite une grande quantité de ressources cognitives et un effort conscient pour résister aux tentations immédiates. Toutefois, ce mécanisme est particulièrement fragile, et des facteurs tels que le stress, la fatigue ou la surcharge cognitive peuvent inhiber son bon fonctionnement, rendant la personne plus susceptible de succomber aux impulsions du système limbique.
L’époque et le contexte comme facteurs d’influence
Ce déséquilibre est encore plus marqué dans les sociétés modernes, où les tâches que nous devons accomplir sont souvent abstraites et où les récompenses sont différées dans le temps. Contrairement à nos ancêtres qui vivaient dans un environnement où la survie dépendait de la réponse immédiate à des stimuli (comme la recherche de nourriture ou la fuite face à un danger), notre société contemporaine nous expose constamment à des exigences qui nécessitent une planification à long terme (travailler sur un projet qui ne portera ses fruits que dans plusieurs mois, épargner pour la retraite, etc.). Or, le système limbique, toujours programmé pour rechercher des gratifications instantanées, entre souvent en conflit avec ces nouvelles exigences.

La procrastination peut donc être perçue comme un échec à synchroniser ces deux systèmes : lorsque le système limbique prend le dessus, il inhibe la capacité du cortex préfrontal à mener à bien les tâches nécessitant des efforts prolongés et une récompense future différée. Des études en neurosciences, notamment via l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), montrent que chez les individus qui procrastinent fréquemment, il y a une activation accrue des régions limbiques et une activité réduite dans les parties dorsolatérales du cortex préfrontal, les principales zones impliquées dans le contrôle des impulsions et la régulation des actions à long terme (2).
Paradoxalement, l’omniprésence des gratifications instantanées dans notre environnement moderne, qu’il s’agisse des réseaux sociaux, des bonbons, des programmes télévisés ou des vidéos en ligne, exacerbe considérablement notre tendance à procrastiner. Cette surabondance de stimulations immédiates agit directement sur le système dopaminergique de notre cerveau, en renforçant des comportements qui privilégient le plaisir à court terme, au détriment des objectifs à long terme.
Le productivisme favorable à la procrastination ?
Le terme « procrastination » trouve son origine dans le latin. Il est composé de deux éléments : le préfixe pro-, qui signifie « en avant », et le verbe crastinare, dérivé de cras, qui signifie « demain» . Littéralement, la procrastination renvoie à l’idée de remettre à plus tard, de reporter au lendemain ce qui pourrait être fait aujourd’hui. Ce mot est entré dans le vocabulaire français au XVIIe siècle, où il était déjà utilisé pour décrire le fait de retarder ou différer une action, souvent sans raison valable.
Pour aller plus loin : La paresse comme résistance à l’absurdité du monde
Historiquement, la procrastination n’a pas toujours été perçue de manière négative. Dans l’Antiquité, des philosophes comme Sénèque, dans ses réflexions stoïciennes, prônaient une gestion consciente du temps pour éviter de se disperser dans des activités futiles, mais ce n’était pas encore qualifié de « procrastination » au sens où nous l’entendons aujourd’hui. C’est à partir de l’époque moderne, avec l’émergence du capitalisme industriel et la valorisation croissante de la productivité, que la procrastination a commencé à être perçue comme un comportement problématique, voire immoral, car elle va à l’encontre de la norme d’efficacité qui domine notre organisation sociale.

David Graeber, anthropologue et auteur de Bullshit Jobs (2018), suggère que la procrastination moderne pourrait être une forme de résistance passive à des tâches dénuées de sens. Selon lui, cette procrastination « structurelle » met en lumière une certaine absurdité du monde du travail contemporain, où l’individu est parfois piégé dans des obligations qui ne répondent ni à ses aspirations profondes ni à ses instincts naturels de réalisation personnelle.
Un angle particulièrement intéressant est celui de Fuschia Sirois, chercheuse en psychologie à l’Université de Sheffield, qui explore la procrastination sous l’angle des émotions. Dans ses travaux, elle explique que la procrastination est souvent une stratégie d’évitement émotionnel. Les individus procrastinent non pas par paresse ou manque de temps, mais pour fuir des tâches associées à des émotions négatives, comme le stress ou l’anxiété. En ce sens, la procrastination peut être vue comme une forme de gestion émotionnelle, en lien avec nos instincts primitifs de protection contre des menaces perçues, même si ces menaces sont aujourd’hui plus abstraites que dans les sociétés préhistoriques.
Pour aller plus loin sur ce sujet : Politiser le bonheur
La procrastination source de profits pour les GAFAM ?
Cette course effrénée, assortie d’une quête d’accroissement illimité, ne conduit point à l’épanouissement des êtres, mais plutôt à leur progressive dissolution. Plus grave encore, elle entraîne avec elle le vivant tout entier dans sa chute. La logique capitaliste qui sous-tend cette obsession de la performance perpétuelle s’avère foncièrement destructrice, car elle réifie la nature à une somme de ressources à exploiter.
Pas étonnant alors que nous succombions parfois aux petits plaisirs coupables que le marché s’est empressé d’exploiter… Oui, notre désarrois face à la marche du monde est une source inépuisable de profits, aussi bien pour l’industrie pharmaceutique que pour les GAFAM.

Car, ne soyons pas naïf-ves, ces moments, perçus comme des échappatoires, sont autant de mannes financières. Loin d’être des espaces de liberté ou de véritable retrait, ces plateformes (Netflix, Tik Tok, Instagram, etc.) exploitent notre attention et nos désirs de distraction pour en faire des marchandises. Le temps passé à scroller ou à visionner des séries alimente les algorithmes, génère des données précieuses qui se transforment en capital pour les grandes entreprises du numérique. Ainsi, même dans nos moments de contre productivité apparente, alors que nous pensons résister à la pression du faire, nous participons volontairement ou non à la machine capitaliste, en renforçant des circuits de consommation et d’exploitation qui s’infiltrent jusque dans notre intimité.
Fondamentalement, nous le savons, et c’est aussi pour ça que nous culpabilisons…
L’alternative véritable, face à ce paradoxe réside dans la réappropriation consciente du temps et dans la redéfinition des moments que nous considérons comme « improductifs ». Il s’agit de sortir de cette logique pernicieuse qui transforme chaque moment d’inactivité en une forme cachée de productivité, au service des grands circuits marchands, et de réinventer des espaces de retrait où le capital ne peut s’immiscer.
L’alternative ne réside pas nécessairement dans une rupture complète avec le monde digital ou capitaliste (car c’est impossible, soyons lucides), mais dans un refus d’être continuellement instrumentalisé. Cela passe par la reconnaissance du droit à l’oisiveté consciente, à la lenteur, à l’imperfection. Procrastiner, mais de manière choisie, pourrait devenir un acte délibéré de résistance si nous refusons que ce temps soit capturé par des dynamiques de consommation passive. Ce qui est en jeu, ce n’est pas simplement de « ne rien faire », mais de créer des espaces qui échappent à l’économie du rendement.
Alors c’est bien beau dit comme ça mais, concrètement on fait comment ?
Redonner du sens à nos existences
Dans l’état actuel, il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’échapper à la logique productiviste. Il est donc urgent de redéfinir ce qui est considéré comme productif et improductif pour redonner du sens à nos vies. En effet, notre rapport à la productivité est souvent emprisonné dans les logiques restrictives du capitalisme, qui évaluent la valeur d’une activité uniquement à l’aune de sa capacité à générer un profit monétaire. Cette vision réductrice non seulement appauvrit notre expérience, mais elle engendre un sentiment de dévalorisation envers des activités qui, bien que non lucratives, contribuent de manière non quantifiable à la beauté du monde.
L’art, la marche, le bénévolat, le jardinage, etc. (sans passer par les réseaux…) ou toute forme d’entraide et de création collective, sont souvent perçus comme des gestes improductifs, alors qu’ils jouent un rôle fondamental dans le tissage du lien social et l’embellissement de notre existence. Ces activités, bien qu’elles ne soient pas directement monétisables, participent à la construction d’une société plus riche, plus harmonieuse et plus empathique. Mais elles doivent aussi être reliées à une reconnaissance des structures sociétales existantes fonctionnant sur le principe de l’exploitation des un-es et des autres (le fameux adage : « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage »).
L’impuissance des gens face à la marche du monde — qu’il s’agisse des dangers écologiques, de la compétitivité, des inégalités sociales, des conflits armés, etc. — alimente cet abandon volontaire, cette impression que rien n’a de sens dans un tel système. Nous pourrions commencer à envisager une nouvelle cartographie de nos existences, où l’épanouissement, la créativité, la préservation de l’environnement et le bien-être collectif seraient des indicateurs bien plus concrets et bénéfiques pour toustes.
L’oubli de l’importance des expériences esthétiques et communautaires est une des raisons qui font que la procrastination apparaît comme un phénomène omniprésent. Si nous étions en mesure de mener des vies faisant sens pour nous-même et les autres, la notion même de procrastination s’estomperait, remplacée par des temps d’oisiveté volontaire, assumés et partagés.
Sources et Ressources :
(1) Steel P. The nature of procrastination: A meta-analytic and theoretical review of quintessential self-regulatory failure.
(2) https://www.medecinesciences.org/fr/articles/medsci/full_html/2023/10/msc230170/msc230170.html
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Une réflexion sur “Procrastination et rentabilité : le temps mort c’est de l’argent ?”