Blink Twice : Conte éco-féministe

Sur une île luxuriante, microcosme insulaire d’un monde où règnent le pouvoir et la violence masculine, le film de Zoë Kravitz offre une relecture assez évidente de notre société contemporaine, non sans rappeler Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini ou de l’incontournable thriller Horrifique de Jordan Peele (Get Out).

« Si Blink Twice réussit par moments à ressembler à ses modèles avoués (Get Out et Midsommar, entre autres), le film souffre à d’autres endroits d’être une fable un peu trop confortable et lisible, qui éclaire toutes les zones d’ombres au lieu d’en ménager ».

Critikat.com

Si les critiques et analyses s’écharpent sur qualité filmique de Blink Twice, ce texte se contentera d’en analyser la symbolique et son lien avec les sciences humaines et sociales (ici la pensée éco-féministe). Libre à la presse spécialisée et aux spectateur-ices d’en analyser les défauts et les qualités formelles.

ATTENTION CE TEXTE COMPORTE DE NOMBREUX SPOILERS

Oublier ou Pardonner ?

Baignée par la lumière d’un jour éternel, l’île apparaît d’abord comme un paradis hédoniste, une terre d’abondance et de plaisirs où le champagne, les psychotropes et la douceur de vivre semblent composer une symphonie de délices. Le spectateur est plongé dans une atmosphère de liberté illusoire, où l’excès est roi et où tout, à première vue, respire la joie et l’insouciance.

Pourtant, derrière cette façade d’Eden tropical se cache une réalité bien plus sombre. Dès la tombée de la nuit, cet eldorado se mue en un huis clos infernal où les femmes, violées et torturées, deviennent les proies de la sauvagerie des hommes. La violence nocturne, systématique et implacable, est perpétuée par un stratagème insidieux : un parfum, extrait d’une fleur cultivée sur l’île, efface à chaque lever du jour les souvenirs des sévices de la nuit.

Cette idée que la mémoire historique est une donnée socialement manipulée et manipulable, repose sur la capacité des vainqueurs à non seulement triompher physiquement, mais aussi à imposer leur version des événements aux générations futures. En conséquence, l’Histoire devient une narration, parfois édulcorée, révisée ou réorientée, qui sert les intérêts du groupe dominant. Ce processus d’écriture historique s’est avéré être un outil puissant de contrôle social et culturel, avec des implications profondes pour les minorités qui cherchent à se réapproprier leur passé et à imposer leur propre vision dans les imaginaires collectifs.

Cette difficulté pour les minorités de se réapproprier leur histoire résulte également de la manière dont les imaginaires collectifs se forment et se cristallisent autour de ces récits dominants. Les mythes fondateurs, les symboles nationaux et les récits héroïques participent à la construction d’une identité collective qui exclut souvent les contributions des groupes marginalisés. Pour les minorités, se réapproprier leur histoire signifie non seulement lutter contre l’oubli ou la distorsion, mais aussi tenter de s’imposer dans un cadre narratif déjà fortement ancré dans l’imaginaire collectif.

Les luttes actuelles pour la reconnaissance des minorités, qu’il s’agisse des peuples autochtones, des diasporas africaines, ou encore des groupes LGBTQ+, illustrent cette dynamique. Ces groupes cherchent non seulement à faire reconnaître leur histoire, mais aussi à faire en sorte que cette histoire soit intégrée dans le récit collectif. Cependant, cette réappropriation est souvent confrontée à la résistance des structures de pouvoir en place qui sont réticentes à abandonner ou à réviser des récits historiques qui ont longtemps servi leurs intérêts.

Si l’idée du milliardaire Slater King (incarné par Channing Tatum) évoque l’idée que le pardon est impossible et que seul compte l’oubli, on peut lui opposer que le devoir de mémoire est essentiel pour guérir une société malade.

Dans le film, la fleur, symbole de la manipulation du vivant à des fins de contrôle, est le vecteur par lequel le patriarcat capitaliste exerce sa domination, annihilant toute mémoire et toute volonté de révolte. Elle devient la métaphore d’une nature domestiquée et pervertie, à l’image des femmes réduites à l’état d’objets, dépouillées de leur autonomie et de leur humanité. Mais la nature, dans ce conte féroce, n’est pas simplement l’instrument du pouvoir : elle est aussi le ferment de sa subversion.

Le pêché originel comme acte libérateur

Le point de bascule de cette narration survient avec l’apparition d’un serpent, figure biblique archétypale qui renverse les significations traditionnelles. Ici, il ne porte pas le péché mais la rédemption. Sa morsure, loin de condamner, libère : elle rend aux femmes leur mémoire perdue, leur permettant de se souvenir des violences subies, et donc de se révolter.

Le serpent, incarnation d’une nature indomptable qui refuse la soumission, reconnecte les protagonistes à leur expérience et les invite à renverser leurs oppresseurs. Par cette morsure, il devient le lien indissociable entre la mémoire et la rébellion, entre l’exploitation des corps féminins et celle de la nature. Le personnage aidant la protagoniste à trouver le remède contre l’amnésie est d’ailleurs incarné par une américaine native, dont les ancêtres furent exterminé-es lors de la colonisation des européens. Elle aussi souhaite que l’Histoire soit révélée au grand jour. En tant que femme et en tant que rare survivante d’un génocide (voir l’excellent film Killers of the Flower Moon de Martin Scorcese sur ce sujet).

Mais la rébellion ne prend pas seulement la forme attendue d’une vengeance sanglante. La réalisatrice choisit une issue plus ambiguë. Frida (Naomi Ackie) ne se contente pas d’une vengeance jouissive et meurtrière. Elle reprend le contrôle. Ce choix n’est ni un pardon, ni un acte de clémence, mais plutôt un geste de restauration de la mémoire.

Là où le débat philosophique entre le pardon et l’oubli semble d’une infinie banalité rhétorique (est-ce que l’on pardonne parce que l’on oublie, est-ce que l’on oublie lorsque l’on pardonne ?), la fin laisse présumer que Frida a fait le choix de contrôler son oppresseur avec ses propres armes. C’est peut-être sur cette fin que les débats seront les plus animés, car on comprend aisément que la victime a pris les instruments de domination de son bourreau, le réduisant à une coquille vide derrière laquelle elle trône (cependant Frida/Freyja n’est-elle pas, dans la mythologie nordique, la déesse de l’amour et de la guerre ?).

En décidant de reprendre le même décor à la fin et au début, Zoë Kravitz laisse supposer qu’elle ne remet pas en cause les cadres du pouvoir mais invite les opprésé-es à s’en emparer. C’est un point de vue comme un autre, certes, mais il est loin de faire l’unanimité au sein des pensées écoféministes qui, entrevoient une interconnexion indissociable entre patriarcat, colonialisme, écocide et capitalisme. Si l’un des quatre reste debout, telle une hydre insatiable, les autres seront toujours à même de se reconstituer. Il reste difficile dans une superproduction hollywoodienne (distribué par Amazon et Warner), de couper les fils avec la quatrième, toujours apte à absorber les contestations les plus âpres pour en faire un spectacle permanent.

Un texte de Corpus


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