En offrant un récit romantique du mérite, les Jeux Olympiques nous immergent dans cette réalité virtuelle où la compétition devient finalité. Cette séance de coaching global à ciel ouvert, amplifie la panoplie publicitaire habituelle, où les corps se réduisent à la technique. Elle nous fait oublier, ne serait-ce qu’un instant, le réel qui subsiste hors des stades, avec ses inégalités, sa crise démocratique et environnementale, invisibilisé par le grand spectacle de la performance, lui-même à la source de nos fragilités.
La fonction sociale du spectacle
Le spectacle est une série de séquences orchestrées dans le but de se supplanter au réel. Il contribue à la construction d’une uniformité culturelle en diffusant des représentations et des valeurs qui favorisent la cohésion sociale autour d’idéaux dominants. Cette uniformisation culturelle contribue à la préservation de l’ordre établi et à la reproduction des structures de pouvoir existantes.
Réconcilier un pays grâce à des figures performatives que sont les athlètes, est un acte conséquent de la spectacularisation du réel permettant de stimuler un récit national d’une candeur qui frôle le mysticisme. C’est faire l’impasse sur le racisme, les inégalités sociales structurelles, la crise écologique ou les scores inédits d’un parti ouvertement xénophobe.
En transformant la réalité en spectacle, les élites politiques et économiques peuvent profiter d’un brouillard d’acceptation passive des conditions existantes. Le spectacle, en tant que mécanisme de diversion et de distraction, permet aux structures de pouvoir de maintenir leur influence et de limiter les possibilités de remise en question ou de changement social (pour un temps seulement).
Hyperréalite et spectacularisation de la performance
Les cérémonies d’ouverture et de clôture, les performances des athlètes, et même les histoires individuelles de réussite et de lutte, sont toutes scénarisées pour capter l’attention et provoquer une admiration béate. Les médias jouent un rôle crucial en diffusant ces images, créant une « hyperréalité » où le spectacle devient plus significatif que la réalité elle-même.
Walter Benjamin, Jean Baudrillard ou Umberto Eco (et d’autres) décrivent l’hyperréalité comme une situation où la distinction entre la réalité et ses représentations devient floue, au point où les secondes prennent le pas sur la première. En d’autres termes, l’hyperréalité est un état où la représentation d’une chose devient plus réelle, plus significative, et parfois plus influente que la chose elle-même.
Le porno est une belle illustration de l’hyperéalité dans le sens où, il devient plus sexuel que la sexualité elle-même, évacuant toutes les vicissitudes de la vie (fatigue, vieillissement du corps, traumatismes, charge mentale, etc.) et se focalisant uniquement sur l’aspect performatif de la jouissance personnelle (et généralement masculino-centrée).
En cela, le sport médiatisé n’est pas si loin des représentations pornographiques. Peu de monde est capable de battre un record du monde et, pourtant, tout le monde souhaite adhérer à l’idée de réussite personnelle. La simulation ne se contente pas de copier la réalité, elle devient une version améliorée et idéalisée qui s’impose comme but à atteindre dans nos imaginaires.

Cette spectacularisation constante des choses (il y a toujours un truc à regarder ou à célébrer) a pour effet de transformer les Jeux en une marchandise culturelle où les valeurs olympiques et les récits sportifs sont goulument consommés, records après records, sans remise en question. En cela, la performance sportive se dévore comme de la junk food, sans questionner la provenance des ingrédients qui la compose. Le spectacle a cette fonctionnalité magique, d’invisibiliser les fils qui l’animent.
Nous devenons alors des observateurs complices, où les sponsors et les marques se parent des plus belles vertus. Vendre de la solidarité nationale pour faire oublier le crime originel est assurément gage de rentabilité. Le symbole le plus flagrant étant Coca-Cola, dont le bilan sanitaire, humain et écologique désastreux, s’associe au culte du corps performatif.
Culte de la performance et impact sur la sphère privée
Sur le plan individuel, le culte de la performance génère une pression constante à atteindre des normes souvent inatteignables. Dans le domaine sportif, par exemple, les athlètes sont encouragés à repousser les limites de leur corps, parfois au détriment de leur santé mentale et physique. La recherche incessante de la perfection peut conduire à des troubles tels que l’anxiété, le burn-out, et même la dépression. Ces athlètes peuvent également développer un sentiment d’identité exclusivement lié à leur performance, rendant chaque échec potentiellement dévastateur pour leur estime de soi.
Sur un plan plus large, cette obsession pour la performance peut affecter la société dans son ensemble. Le culte de la performance, en promouvant une vision ultra-compétitive de l’existence, renforce le sentiment de l’échec ou le syndrome de l’imposteur. Il alimente une culture où l’individu est jugé en fonction de ses accomplissements, plutôt que de sa valeur morale. Cela peut exacerber les clivages et entraîner un délitement de la solidarité, car les personnes sont plus enclines à se comparer et à rivaliser plutôt qu’à collaborer.
« Le culte de la performance prend son essor au cours des années 80 à travers trois déplacements. Les champions sportifs sont des symboles d’excellence sociale alors qu’ils étaient signe de l’arriération populaire. La consommation est un vecteur de réalisation personnelle alors qu’elle connotait auparavant l’aliénation et la passivité. Le chef d’entreprise est devenu un modèle de conduite alors qu’il était l’emblème de la domination du patron sur l’ouvrier ».[1]
Quand le jeu devient compétition
Le jeu, dans son sens originel, est souvent perçu comme une activité libre, désintéressée et fondamentalement humaine. Johan Huizinga, historien néerlandais, postule que le jeu précède la culture humaine et en est une composante essentielle. Selon lui, le jeu est une activité autonome, volontaire, et temporaire qui crée une réalité distincte de la vie quotidienne subie. Pour Huizinga, le jeu possède une fonction éducative et sociale, servant à la fois d’exutoire pour l’expression créative et d’outil de socialisation.
Avec l’évolution des sociétés humaines, le jeu a progressivement pris une dimension compétitive. Marcel Mauss, anthropologue et sociologue français, dans ses travaux sur le don et la réciprocité, souligne comment le jeu, à travers des rituels et des compétitions, peut être vu comme un moyen d’affirmer des hiérarchies. La compétition introduit un enjeu, souvent sous la forme de prestige ou de pouvoir, transformant le jeu en une arène de rivalité.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Mille Plateaux (1980), décrivent la compétition comme un processus de territorialisation où le jeu devient un champ structuré par des règles, et où les participants cherchent à marquer leur territoire symbolique. Cette transformation institutionnalise le jeu, qui devient alors un reflet des structures de pouvoir et des normes sociales.
La dernière étape de cette métamorphose se manifeste avec la transformation du jeu en spectacle consumériste. Dans ce contexte, le jeu compétitif devient un produit de consommation, souvent associé à des intérêts économiques massifs. Le sport professionnel en est l’exemple le plus frappant : les compétitions sont transformées en événements médiatiques mondiaux, financés par la publicité et les droits de diffusion.
Le jeu, autrefois un moyen d’expression émancipateur, se transforme en un outil de divertissement de masse, standardisé et commercialisé. Cette métamorphose du jeu peut être vue comme une déshumanisation progressive, où la spontanéité et la liberté originelles sont sacrifiées sur l’autel de la performance et du profit.

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, dans leur Dialectique de la Raison (1944), dénoncent cette transformation comme un symptôme de la « raison instrumentale », où tout, y compris le jeu, dernier bastion de liberté, est subordonné à des fins utilitaristes. Le jeu devient ainsi un instrument de contrôle social, où les individus ne participent plus activement mais sont réduits au rôle de spectateurs passifs des plus forts comme vitrine consumériste.
La logique performative du sport appliqué au management d’entreprise
Pas étonnant alors que l’espace-temps coercitif qu’est l’entreprise, dévouée toute entière à la croissance économique, partage une fascination commune avec le sport pour la performance, la compétition et la statistique.
« Les liens entre le monde du sport et celui de l’entreprise sont séculaires et pluriels. Séculaires car dès le début du XXe siècle en France, certains patrons, notamment dans le secteur de l’automobile, instrumentalisent le sport à des fins de distraction et de contrôle d’une main-d’œuvre principalement ouvrière.
Pluriels car le sport constitue un puits métaphorique dans lequel certains acteurs du monde de l’entreprise puisent pour expliciter leur conception du management. Performance, dépassement de soi, esprit d’équipe, adversaire, compétition : toute une rhétorique à visée mobilisatrice apparaît dans les années 1980. À cette période, la référence au sport est fréquemment convoquée pour « transformer les salariés en supporters de leur propre entreprise » (Ehrenberg, 1991, p. 171), y compris par des entreprises dont l’activité n’a pas de relation directe avec le champ sportif (Andreff, 1989) ».[2]
L’intensification de la productivité s’accompagne d’une attention croissante à la santé, une préoccupation qui dépasse le simple bien-être individuel pour s’étendre à des enjeux sociétaux plus larges. La sociologue française Dominique Méda, spécialiste des transformations du travail, souligne que le sport, en tant que pratique corporelle et symbole culturel, sert non seulement à améliorer la performance des salarié-es, mais également à les responsabiliser de problématiques qui leurs sont hexogènes.
Ainsi, les échecs ou les réussites deviennent uniquement personnelles et peuvent se régler par une « bonne hygiène de vie ». Selon elle, cette responsabilisation, sous couvert de la promotion du bien-être au travail, transfère subtilement, sur les individus, la gestion de problèmes qui relèvent en réalité de dynamiques sociétales politiquement organisées.
Les études de la psychologue et sociologue américaine Arlie Hochschild, mettent d’ailleurs très justement en lumière la manière dont les pratiques sportives en entreprise peuvent être utilisées pour renforcer la productivité tout en inculquant l’idée que la responsabilité du bien-être repose avant tout sur les individus eux-mêmes.
Normalisation esthétique du corps et discrimination
Le corps, dans le contexte contemporain du travail et de la société, devient un enjeu central de performance esthétisée et de conformité à des normes rigides, où l’hypermasculinité et l’hyperféminisation jouent des rôles clés. Cette obsession pour la perfection corporelle, qui est façonnée par des idéaux de genre exacerbés, n’est pas seulement une question de bien-être personnel ou de santé, mais aussi une réaffirmation sociale de rôles genrés qui sont souvent réducteurs et discriminants.
La sociologue américaine Susan Bordo, dans son ouvrage Unbearable Weight: Feminism, Western Culture, and the Body, explore comment le corps est façonné par des forces culturelles et sociales qui dictent des normes de beauté et de comportement. Elle explique que ces normes, particulièrement dans le monde du travail et des médias, renforcent des idéaux d’hypermasculinité—qui valorisent la force, la domination et la résistance physique—et d’hyperféminisation—qui exaltent la minceur, la douceur et la « disponibilité sexuelle ». Ces idéaux sont non seulement restrictifs, mais ils servent également à maintenir des structures de pouvoir en réaffirmant des stéréotypes de genre rigides.
Ce phénomène devient particulièrement discriminant lorsque les individus sont jugés non seulement sur leur compétence ou performance professionnelle, mais aussi sur leur capacité à incarner ces idéaux de genre. Comme l’a analysé la sociologue française Christine Delphy, les attentes normatives liées à l’apparence physique sont un des mécanismes par lesquels la société perpétue les inégalités de genre, transformant ainsi le corps en un terrain de contrôle social et d’exclusion.
Les bienfaits de l’activité physique en dehors des cadres normatifs
Michel Foucault décrivait le sport comme un dispositif biopolitique, où le contrôle des corps et la régulation de la performance sont centralisés. Cependant, il laisse entrevoir la possibilité d’une activité physique qui échappe à ces logiques disciplinaires, favorisant ainsi l’autonomie individuelle et collective.
Philippe Liotard, sociologie du sport, va dans ce sens. Pour lui, l’activité physique, lorsqu’elle est pratiquée en dehors des cadres normatifs et compétitifs du sport, peut devenir un espace de liberté et d’expérimentation corporelle. Dans ce contexte, l’accent est mis sur le plaisir du mouvement, la découverte de son propre corps, et l’exploration de ses capacités, plutôt que sur la performance ou la conformité à des standards extérieurs. Cette approche valorise l’autonomie du sujet, qui peut choisir comment et pourquoi il souhaite bouger, sans subir la pression des attentes sociales ou des impératifs de performance.
Liotard critique le sport institutionnalisé pour son rôle dans la reproduction de normes sociales et corporelles qui peuvent être aliénantes. Le sport, tel qu’il est structuré dans les sociétés modernes, est souvent associé à la compétition, à la hiérarchisation des corps selon leurs performances, et à la valorisation de certaines qualités physiques au détriment d’autres. Ce cadre peut générer une forme de violence symbolique, où les individus sont jugés, comparés, et classés en fonction de leur capacité à répondre à des critères spécifiques, tels que la vitesse, la force, ou l’endurance.
Liotard s’intéresse également aux pratiques corporelles alternatives qui échappent aux logiques sportives traditionnelles, comme la danse, le yoga, ou encore les activités physiques autogérées dans des contextes militants. Ces pratiques permettent de repenser le corps non pas comme un instrument de performance, mais comme un moyen d’expression, de résistance, et de connexion sociale.
Un texte de Corpus
[1] Le Culte de la Performance, Alain Ehrenberg, 1991
[2] https://www.cairn.info/revue-rimhe-2013-2-page-2.htm
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