D’un point de vue sémantique et étymologique, le mot « mérite » trouve ses racines dans le latin meritum, signifiant « ce qui est dû ». Cette notion évoque donc l’idée de récompense ou de valeur qui découle d’une action, d’un effort ou d’une qualité particulière. Lorsque l’on établit que quelqu’un est plus méritant qu’un-e autre, alors on définit un ordre de valeur, c’est-à-dire que l’on valorise, subjectivement, la valeur de la récompense en fonction de la valeur attribuée à l’effort. Dans nos sociétés, il est communément admis qu’un diplômé de polytechnique serait plus « méritant » qu’un-e aide-soignante ou qu’un-e plombier-e chauffagiste. Bien que l’obtention d’un tel diplôme nécessite des capacités et des efforts sans doutes remarquables, il serait malhonnête intellectuellement de ne pas contextualiser la construction sociale de la méritocratie qui, de fait, est basée sur des postures inégalitaires.
Le mérite est avant tout une construction sociale
Sur le plan sociologique, le concept de mérite est intrinsèquement lié aux structures sociales, aux normes culturelles et aux valeurs dominantes d’une société donnée. Dans son ouvrage majeur La Civilisation des mœurs, le sociologue Norbert Elias explore la relativité du génie (en étudiant Mozart, l’individu, et son œuvre), soulignant que les notions de talent, de réussite et de mérite sont profondément enracinées dans le contexte socio-historique et les dynamiques de pouvoir.
Il argumente que les individus considérés comme des génies ou des figures méritantes sont souvent le produit de circonstances favorables, d’accès privilégié aux ressources et d’opportunités uniques plutôt que de qualités intrinsèques exceptionnelles.
Ainsi, le mérite individuel est étroitement entrelacé avec les structures sociales et les inégalités de pouvoir qui façonnent les parcours de vie. Dans de nombreux cas, les standards de mérite sont définis par ceux qui détiennent le pouvoir économique, politique ou social, ce qui peut favoriser les intérêts des élites dominantes et maintenir les inégalités en place.
De plus, la focalisation excessive sur le mérite individuel peut occulter les réalités des inégalités structurelles et des obstacles systémiques qui entravent la réussite et l’avancement pour certains groupes de la société. En mettant l’accent sur l’idée que chacun est responsable de son propre succès ou échec, cette perspective ignore souvent les facteurs externes tels que le contexte socio-économique, les privilèges et les discriminations qui façonnent les opportunités et les résultats.
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Dans les pires des cas, la valorisation excessive du mérite peut conduire à la création ou à la consolidation de régimes totalitaires ou autoritaires, où le pouvoir est concentré entre les mains d’une élite restreinte qui utilise la notion de mérite pour justifier son autorité et maintenir le statu quo.
Dans de telles sociétés, les individus sont souvent classés et récompensés en fonction de leur degré de conformité aux normes établies par le régime, plutôt que sur la base de leurs véritables contributions ou compétences (et c’est un peu le cas chez nous aujourd’hui…).
Pour éviter les dangers associés à une interprétation étroite de la notion de mérite, il est crucial de reconnaître que le mérite individuel est étroitement lié aux opportunités et aux structures sociales plus larges. Promouvoir une véritable égalité des chances et une justice sociale exige de remettre en question les inégalités systémiques et de créer des environnements où chacun a la possibilité de développer son potentiel et de contribuer pleinement à la société, indépendamment de son origine sociale ou de son statut.
Reproduction sociale : le mérite en héritage
Le sociologue français Pierre Bourdieu a largement exploré cette dynamique dans ses travaux, notamment dans son ouvrage majeur La Distinction : Critique sociale du jugement où il met en lumière le rôle des capitaux culturels, sociaux, économiques et symboliques dans la reproduction des inégalités sociales. Bourdieu souligne que les individus issus de milieux socio-économiquement favorisés sont souvent mieux équipés pour naviguer à travers les processus de sélection des grandes écoles, car ils possèdent déjà les ressources culturelles et symboliques nécessaires pour exceller dans ces environnements.
Pour faire une métaphore un peu nulle, il est plus simple de nager dans l’eau quand on est un requin que quand on est une poule. Or les grandes écoles sont comme des grands aquarium, conçues et imaginées par des requins, avec, certes, d’autres prédateurs qu’il faut éviter mais, ça reste plus « facile » pour un requin que pour une poule de survivre dans ces conditions.

Dans le contexte de l’éducation, ces ressources comprennent non seulement la maîtrise des codes linguistiques et des normes sociales valorisées par les institutions éducatives, mais aussi l’accès à des ressources matérielles telles que les cours particuliers, les livres spécialisés et les activités extra-scolaires qui renforcent les compétences et les connaissances requises pour réussir les examens d’admission.
Une légion d’études empiriques ont corroboré les conclusions de Bourdieu, démontrant que les individus issus de milieux défavorisés ont souvent un accès très limité à ces ressources culturelles et matérielles, ce qui entrave leur capacité à rivaliser sur un pied d’égalité avec leurs pairs plus privilégiés lors des processus de sélection.
Quelques chiffres récents édifiants :
- Les élèves issus des milieux sociaux les plus favorisés ont 4 à 5 fois plus de chances d’intégrer une grande école que ceux issus des milieux populaires. (1)
- Cette disparité est encore plus marquée dans les grandes écoles les plus prestigieuses : 77% des élèves des 10% des grandes écoles les plus sélectives proviennent des catégories sociales les plus favorisées. (2)
- Les élèves originaires d’Île-de-France ont deux fois plus de chances d’intégrer une grande école que ceux des autres régions. (3)
- Les enfants de cadres et d’enseignants sont surreprésentés dans les grandes écoles, perpétuant ainsi les privilèges sociaux. (4)
À la question : « est-ce que les étudiant-es des grandes écoles sont plus méritant-es que celles et ceux qui n’y ont pas accès pour toutes les raisons évoquées ci-dessus ? » La réponse est non.
Répondre par « oui » serait admettre que le reste de la population est moins méritante ou ne fournit pas assez d’efforts pour « réussir » dans les
voies professionnelles considérées comme « prestigieuses ». Or, on l’a vu précédemment, les personnes issu-es de milieux sociaux favorisés, bien qu’ils
doivent fournir un effort pour réussir leurs études, ne partent pas avec les mêmes handicaps au départ.
Et c’est bien ce qui est insupportable aujourd’hui, ne pas le reconnaître, parler de « mérite », alors qu’il s’agit de modalités d’accès favorisant les favorisé-es et donc la reproduction sociale. Faire de grandes études est considéré comme un courage méritoire, aller travailler à l’usine tous les matins est considéré comme courageux mais pas prestigieux. Or, sans ouvriers, qui produirait les pièces conçues par les ingénieur-es ?
Sociologiquement, la disparité de valorisation entre un-e aide-soignant-e et un-e
polytechnicien-ne illustre parfaitement les hiérarchies sociales et les systèmes de valeurs prédominants qui façonnent nos perceptions du mérite et de la contribution à la société.
Bien que les deux professions soient indéniablement essentielles au fonctionnement de la société (sauf si le polytechnicien a décidé de devenir trader…), elles sont souvent évaluées de manière inégale en raison de divers facteurs socioculturels et économiques.
Les grandes écoles comme Polytechnique, en raison de leur sélectivité et de leur réputation prestigieuse, confèrent à leurs diplômés un statut élevé dans la société. En revanche, les métiers comme celui d’aide-soignant-e, bien qu’essentiels pour le bien-être et le fonctionnement des systèmes de santé, sont souvent considérés comme moins prestigieux en raison de leur moindre reconnaissance sociale et de rémunération.
Cette disparité de valorisation peut également être attribuée à des constructions sociales profondément enracinées autour du travail et de la notion de « valeur économique ». Les professions qui sont traditionnellement associées à des niveaux élevés de compétence technique, d’expertise académique et de contribution économique directe sont souvent valorisées davantage que celles qui impliquent des tâches manuelles ou des services de soins, même si ces derniers sont tout aussi indispensables au fonctionnement de la société.
Dans un même secteur de santé, un grand médecin spécialiste maitrisant des compétences rares et un haut niveau d’étude, mérite d’avoir un bon salaire à la hauteur de sa contribution pour la collectivité. Toutefois, sans infirmier-es, sans aides-soignant-es, sans assistant-es médicaux, le grand médecin est bien incapable de réaliser convenablement son travail.
Il ne s’agit donc pas de savoir qui est le plus « méritant », mais de reconnaître
l’interdépendance des uns et des autres. Le mérite individuel n’existe pas, le mérite collectif oui. Dès lors, de telles inégalités salariales ne sont pas justifiées. On en revient alors à la notion de juste répartition des richesses.
Il est également crucial de reconnaître le rôle essentiel des métiers moins visibles mais tout aussi indispensables qui soutiennent directement ou indirectement le fonctionnement des grandes institutions telles que les écoles prestigieuses. Les services de nettoyage, de maintenance, de BTP et autres, contribuent tous à créer un environnement propice à la réussite académique et professionnelle, mais leur contribution est souvent négligée ou sous- estimée.
Pour faire court, un polytechnicien serait bien incapable d’étudier convenablement sans son milieu social mais aussi sans les éboueurs, les femmes/hommes de ménage, les aides-soignant-es et donc, parler de « mérite », n’a pas de sens puisqu’il est le produit de dynamiques collectives qui le dépassent.
Le mythe du transfuge de classe
Le concept de transfuge de classe, également connu sous le terme de mobilité sociale, renvoie à l’idée qu’un individu peut, par ses efforts et ses mérites personnels, franchir les barrières sociales et économiques qui le séparent d’une classe supérieure.
L’idée de transfuge de classe est séduisante car elle véhicule un message d’espoir et de possibilité d’ascension sociale. Cependant, diverses études sociologiques et économiques tendent à montrer que cette notion relève davantage du mythe que de la réalité pour la majorité des individus. En effet, les inégalités structurelles qui existent dans les sociétés modernes rendent l’ascension sociale extrêmement difficile, voire improbable, pour une grande partie de la population.
Des études empiriques menées dans divers pays occidentaux montrent que la mobilité sociale intergénérationnelle est souvent faible. Selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publié en 2018, il faudrait en moyenne cinq générations pour qu’un enfant né dans une famille pauvre atteigne le revenu moyen dans les pays de l’OCDE. Ce constat illustre la persistance des inégalités et la difficulté de changer de statut social par les seules forces individuelles.
Les discours mettant en avant le principe de transfuge de classe peuvent également servir à légitimer l’ordre social en place. En promouvant l’idée que chacun peut réussir par ses propres moyens, ces discours occultent les responsabilités structurelles et institutionnelles dans la perpétuation des inégalités. Ils tendent à responsabiliser les individus pour leur succès ou leur échec, en minimisant l’impact des conditions sociales et économiques dans lesquelles ils évoluent.
Dans un jeu vidéo où certain-es jouent en difficile et d’autres ont les codes pour gagner, il est difficile de parler de mérite.
Peut-être pourrions nous parler de mérite si les droits ci-dessous étaient respectés pour tous-tes (ce qui est loin d’être le cas) :
Droit à la vie
Chaque individu a le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Ce droit inclut la protection contre la violence, l’exploitation et les mauvais traitements.
Droit à l’éducation
L’accès à une éducation gratuite et de qualité est essentiel pour le développement personnel et professionnel. L’éducation permet aux individus de réaliser leur potentiel et de participer pleinement à la société.
Droit à la santé
Toute personne a droit à des soins de santé adéquats, y compris l’accès aux services médicaux, à la prévention des maladies et à la prise en charge des besoins de santé mentale.
Droit au logement
Le droit à un logement convenable assure que chacun puisse vivre dans des conditions de sécurité, de paix et de dignité. Un logement décent est fondamental pour la stabilité et le bien-être des individus et des familles.
Droit à l’alimentation
Le droit à une alimentation suffisante, nutritive et accessible est crucial pour la survie et la santé. L’accès à une nourriture adéquate est une condition préalable à la réalisation d’autres droits humains.
Droit au travail
Le droit au travail inclut la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, dans des conditions équitables et satisfaisantes. Cela comprend également le droit à la protection contre le chômage et à des conditions de travail justes et sûres.
Droit à la protection sociale
Chaque individu a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé et son bien-être, y compris la sécurité sociale, l’aide en cas de chômage, de maladie, de handicap, de vieillesse ou d’autres pertes de moyens de subsistance.
Droit à l’égalité et à la non-discrimination
Tous les individus doivent être traités de manière égale devant la loi et avoir droit à une protection égale contre toute discrimination. Cela inclut l’égalité des sexes, l’égalité raciale et la protection des droits des minorités et des groupes vulnérables.
Droit à la liberté d’expression et d’information
La liberté d’expression, y compris la liberté de rechercher, de recevoir et de diffuser des informations et des idées de toute nature, est fondamentale pour la démocratie et le développement humain.
Droit à la participation politique
Le droit de participer aux affaires publiques, de voter et d’être élu, et d’accéder aux services publics dans des conditions d’égalité, est essentiel pour le fonctionnement démocratique et la responsabilité gouvernementale.
Droit à la vie privée et à la protection des données
Chaque individu a droit à la protection de sa vie privée, de sa famille, de son domicile et de sa correspondance. La protection des données personnelles est également cruciale dans l’ère numérique actuelle.
Droit à la justice
L’accès à une justice équitable et efficace, y compris le droit à un procès équitable, le droit de ne pas être détenu arbitrairement et le droit à une défense adéquate, est fondamental pour la protection des autres droits humains.
Droit à la culture
Le droit de participer à la vie culturelle, de bénéficier des arts et des progrès scientifiques et de la protection des intérêts moraux et matériels résultant de toute production scientifique, littéraire ou artistique est essentiel pour l’épanouissement humain.
Droit à un environnement sain
Le droit à vivre dans un environnement sain et durable, y compris l’accès à de l’eau potable, à un air pur et à une gestion responsable des ressources naturelles, est crucial pour la santé et le bien-être à long terme.
Ces droits humains fondamentaux ne devraient pas se mériter, mais devraient être garantis à chaque individu dès sa naissance. Si nous reconnaissons que ces droits doivent être universels et non conditionnés par le mérite, nous devons également admettre que notre société est structurellement organisée autour d’inégalités profondes et persistantes.
Il est impératif de reconnaître que ces inégalités ne sont pas des fatalités individuelles mais des conséquences économiques et politiques qui favorisent certains groupes au détriment d’autres. En insistant sur le mérite et les performances comme critères pour accéder à ces droits, nous perpétuons un système qui privilégie ceux qui sont déjà avantagés dès le départ, tout en ignorant les barrières structurelles qui empêchent une véritable égalité des chances.
Il est donc temps de cesser de valoriser uniquement le mérite individuel et les performances, qui souvent ne sont que le reflet des avantages structurels déjà en place.
Au lieu de cela, nous devons concentrer nos efforts sur la création de conditions qui garantissent que chaque personne ait accès aux droits humains fondamentaux dès la naissance. Ce changement de perspective est crucial pour promouvoir une société plus juste, où chacun peut s’épanouir indépendamment de son origine ou de son milieu socio-économique.
La vraie mesure du mérite dans une société n’est pas la reconnaissance de ses privilégiés, mais la manière dont elle traite ses membres les plus vulnérables.
Pour avancer vers une véritable justice sociale, nous devons nous engager à reconnaître et à rectifier les inégalités structurelles, en garantissant que les droits humains fondamentaux soient effectivement accessibles à tous, dès le premier jour de leur vie.
Sources :
(4) https://www.cnesco.fr/inegalites-territoriales/ile-de-france/segregation-sociale/
(5) https://www.oecd.org/en/about/directorates/directorate-for-education-and-skills.html
(6) https://irs100.princeton.edu/studying-minimum-wage-topic-page
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