En sciences sociales, un espace liminaire désigne une zone ou une phase de transition située entre deux états, deux statuts sociaux, ou deux cadres institutionnels. Le terme « liminaire » dérive du latin limen, signifiant « seuil ». Il s’agit donc d’un moment ou d’un lieu de passage, où les repères habituels sont suspendus ou reconfigurés, ouvrant ainsi la voie à des transformations identitaires, sociales ou symboliques.
Origines conceptuelles : Van Gennep et Turner
Les rites de passage selon Van Gennep
La notion a été introduite par Arnold van Gennep dans son ouvrage majeur Les Rites de passage (1909), où il distingue trois étapes : la séparation, la liminarité et la réintégration. La phase liminaire correspond au moment intermédiaire : le sujet n’appartient plus à son état initial, mais n’a pas encore atteint son nouveau statut. Il est dans un entre-deux, à la fois exclu du monde ancien et pas encore intégré au nouveau.
Turner et l’ambiguïté subversive de la liminarité
L’anthropologue britannique Victor Turner a repris et enrichi ce modèle. Il décrit la liminarité comme un espace ambigu, marginal et potentiellement subversif, un état de suspension des normes sociales, qu’il qualifie de betwixt and between (« entre et entre »). Turner y voit une phase où les règles sont momentanément suspendues, ce qui autorise l’émergence de formes nouvelles de relations sociales ou de sens.
L’espace liminaire comme lieu symbolique de transformation
Sur le plan symbolique, l’espace liminaire constitue un moment d’indétermination. C’est un intervalle temporel ou psychologique où les normes sont provisoirement mises en parenthèses. Cette ouverture permet à des formes alternatives d’identité, de relation ou de pensée de se manifester. La liminarité devient alors un terrain fertile pour la reconfiguration sociale et existentielle.
La notion peut également s’appliquer à des lieux concrets, souvent qualifiés de non-lieux (selon la terminologie de l’anthropologue Marc Augé). Il s’agit, par exemple, des zones de transit, des camps de réfugiés, des prisons, ou encore des frontières nationales. Ces lieux sont définis par leur instabilité et leur fonction transitoire : on y attend, on y passe, mais on n’y habite pas pleinement. Ils concentrent souvent les tensions liées à l’inclusion ou à l’exclusion, à la mobilité, et à la visibilité sociale.
Applications contemporaines en sciences sociales
Un outil pour comprendre les mutations individuelles
La liminarité est également mobilisée pour penser les états intermédiaires dans les trajectoires individuelles : l’adolescence, la maladie, la migration, ou encore la reconversion professionnelle. Dans chacun de ces cas, l’individu traverse une zone d’incertitude, où son identité est mise à l’épreuve et reconfigurée. Ces périodes liminaires sont souvent marquées par la vulnérabilité, mais aussi par un potentiel de renouvellement.
Une perspective critique sur l’ordre social
Parce qu’elle met en lumière les moments où les structures vacillent, la liminarité offre aux sciences sociales un outil précieux pour analyser le changement, les crises, ou encore les formes de résistance à l’ordre établi. Dans cette perspective, les espaces liminaires peuvent aussi bien être subis que choisis, pathologiques ou créateurs, marginalisants ou émancipateurs.
Les liminal spaces dans la culture web contemporaine
Au-delà des cadres strictement académiques, la notion de liminarité a connu une réappropriation singulière dans la culture numérique, notamment à travers la prolifération des liminal spaces sur les forums, réseaux sociaux et plateformes visuelles comme Reddit, Tumblr, ou TikTok. Ces liminal spaces désignent des images ou vidéos de lieux vides, souvent mal éclairés, désaffectés ou désynchronisés du flux habituel de la vie humaine : couloirs de centres commerciaux désertés, aires de jeux abandonnées, halls d’hôtel nocturnes ou salles d’attente sans usagers. Ces représentations suscitent une expérience esthétique et émotionnelle troublante, mêlant nostalgie, étrangeté et angoisse sourde.
Ce phénomène visuel, qui s’inscrit dans une logique d’archivage affectif collectif, peut être analysé comme l’expression d’une sensibilité postmoderne à la déterritorialisation, où les lieux perdent leur fonctionnalité pour devenir des supports projectifs de l’inconscient collectif. Ces espaces figés dans un entre-deux temporel — ni tout à fait passés, ni pleinement actuels — incarnent une forme contemporaine de liminarité spatiale et psychique. Ils révèlent un sentiment diffus de perte de repères dans une époque saturée d’images, de flux et de transitions perpétuelles.
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Une réflexion sur “Espaces Liminaires : un seuil entre deux mondes”